12 janvier 2009

Extinction du domaine de la lutte




Son journal sous le bras, le parisien descendit du tramway d'un pas preste . Il dévala quatre à quatre les marches de la place du Cirque, rasa les murs de trois venelles, tira deux fois sur sa cigarette, ferma une fois son parapluie et poussa la porte de l'Antibutor.

- Et je te dis, moi, sombre rigolo, que ton histoire de fond creux et de fond plat ne tient pas une seconde. Ce qui compte, et je te mets au défi de me prouver le contraire, c'est si ton pinard a oui ou non été mis en bouteille à la propriété...
- ... Mais ma parole, t'y connais pas un clou!
- Moi, je n'y connais pas un clou?


Ce soir là, et comme de juste, les murs de l'Antibutor tremblaient.

Il s'y jouait l'un de ces débats techniques où, portés vent-arrière sur la houle des vins de Loire, Tictac et le Maharajah avaient le premier rôle. Chaque soir, dans une brume de tabac brun, c'était le même théâtre. La pêche, les femmes, les voyages, les livres, l'outillage et les vins, nombreux les thèmes sur lesquels nos deux amis aimaient improviser, s'envolant tour à tour dans des variations chantantes, déclinées gamme par gamme. Comment reconnaître un bon vin avant de l'avoir goûté? Que buvait fernando Pessoa? Qu'aurait pensé le Général des lois antitabac? Fallait-il interdire aux femmes d'écrire des romans? Le meilleur moyen de désinfecter une plaie sans antiseptique sous la main? Les controverses fusaient, et à toute fin utile les esprits s'échauffaient.

Le parisien, arrivé là comme un ouragan en mer déjà trop agitée, commanda un Martini blanc et fit manoeuvre vers la table des débatteurs du soir.

-Un revenant! Des lustres qu'on ne t'avait pas vu, parisien.
-Mes amis, fit l'austère parisien dans la plus triste componction, il faut que je vous parle, l'heure est très grave.
-Tiens donc! Et de quoi en retourne-t-il, ce coup ci? Le président se noie? Le prix du Soja s'effondre? Les anglais débarquent? Épidémie de grippe espagnole? Attaque de poissons volants?
- Ferme-la un peu Tictac...
-Puisque notre ami te dis, Tictac, que l'heure est grave, laisse-le au moins en placer une.
- Je m'incline...Le peuple est contre moi, je m'incline. Raconte-nous tout, parisien, qu'on sache cette fois à quelle sauce nous serons mangés .
-Vous avez suivi les évènements syldaves?
-Point! Mais pour y avoir été parachuté en 87, je puis déjà te dire que c'est un pays de merde.
-Je confirme, mon cousin y avait une affaire après la guerre, verdict sans appel: rien à tirer d'un pays pareil.
- Oui, enfin, rien a tirer non plus de ton ahuri de cousin, si je puis me permettre.
- Ah oui? Et le jour où monsieur était tellement saoul qu'il a fait tomber sa bagnole dans le Gesvres, il n'était peut-être pas heureux de le trouver, mon ahuri de cousin?
- Si tu veux jouer à ça, on peux parler de la fois où tu as dégueulé dans la Grande Mosquée de Paris au mariage de Moustafiolle...
-...Mais fermez-la cinq minutes, bordel de merde, et écoutez-moi un peu...
-On ne fait que ça, parisien: la Syldavie, ce pays de merde, l'heure qui est grave...on t'écoute garçon, on t'écoute.
-Bon. Eh bien figurez-vous que c'est encore officieux, mais qu'il semble que l'OTAN ait décidé d'attaquer cette semaine.
-Et qu'est-ce que tu veux que ça nous foute?
- Mais non de Dieu, tout va péter, et tu t'en tapes...il faut se bouger, manifester, écrire des articles, il faut faire quelque chose ce coup ci, vous n'allez quand même pas rester plantés là comme d'habitude, à picoler et radoter vos conneries.
- Tu es encore venu nous embrigader dans tes associations de pédaloïdes étudiants?
- Mais puisque je vous dis qu'il en va de l'intérêt de tout le monde...que c'est géopolitique.
- Et c'est trois hippies derrière une banderole qui vont arrêter les chars, peut-être?
-Justement! On les emmerde les hippies. Moi je te parle du vrai mouvement, celui qui résiste à l'ordre mondial, et crois moi que tes hippies enfarinés, on est bien les premiers à chier dessus.
- Mes hippies enfarinés, tout me porte à croire qu'ils sont roulés dans la même farine que toi, mon gaillard...Et ce n'est pas demain la veille que tu me feras manifester avec tes encartés à la noix.
- Bien sûr, tu es tellement mieux à refaire le monde au fond de ton bar...tellement simple... si tout le monde pensait comme toi...
-... Si tout le monde pensait comme lui, le problème ne se poserait même pas, les costards-cravates de l'OTAN et les hippies encarté seraient tous au bistrot.
- C'est toujours pareil, avec vous, aucune motivation.
- excusez-moi jeune homme, mais en effet, quand le canon sonne aux quatre coins de la planète, je ne me sens aucune motivation à aller fanfaronner au son des tambours de Bastille à Nation. Il y a de belles révoltes, des guerres civiles qui valent le coup, c'est sûr, mais les défilés de niaiserie dans lesquels tu essaies tous les six mois de nous embarquer ont tout de la fiesta morbide, excuse-nous de ne pas en être.
-Fiesta morbide??
- Parfaitement. Ton manifestant, fût-il hostile aux hippies chantants, va conjurer sa peur de la guerre dans une fête païenne qu'on appelle désormais manifestation. La vérité, c'est qu'une fois qu'il a bien braillé, qu'il a brandi ses banderoles, il rentre chez lui ivre d'esprit citoyen, cependant qu'à 3000 km de là, la chienlit continue bel et bien.
- Mais tu n'y es pas du tout: si des cortèges se forment un peu partout dans le monde, les dirigeants vont sentir la colère monter, ils vont faire quelque chose. S'il fallait compter sur les gens comme vous, tout le monde crèverait en silence!
- Et grâce aux gens comme toi, on crève en musique, entre deux pubs. En somme, vous créez l'évènement. J'espère que vous n'avez pas la prétention, comme d'habitude, d'avoir quelque chose à voir avec les fiers partisans qui partirent jadis se faire trouer la peau, en Espagne ou ailleurs. Eux ne se contentaient pas d'une marche au son des djumbés, et quoi qu'on puisse dire de leurs engagements, force fut de prendre acte de leur courage réel.
- Tictac a raison... Il fut un temps où celui qui avait bien pesé les intérêts qu'il croyait les siens n'hésitait pas une seconde et prenait son fusil. Vous autres, vous ne savez que beugler.
- Et vous, vous ne savez que picoler au fond de votre boui-boui, c'est peut-être mieux...
-...L'antibutor est un établissement respectable, jeune homme, et accorde nous au moins une certaine lucidité. je ne sais pas ce qu'il y a de plus laid que ceux qui pissent dans des violons et nous implorent de faire pareil.
-Vous me désespérez, à la fin. Je préfère encore me bourrer la gueule que d'entendre des conneries pareilles.
-Tu vois bien.

On veilla tard, cette nuit là, et de Picon-bière en muscadet, le parisien s'envola jusqu'au tramway de 06h00.

On ne le revit plus qu'au printemps suivant. Les hirondelles apportaient alors les bourgeons et le rosé, et notre ami, dans sa besace, toute la Palestine.

5 commentaires:

  1. Il faut lancer un grand mouvement citoyen de soutien... depuis les bistrots.
    "Levons le coude contre la guerre", on pourra faire ça depuis le zinc.

    Hippies et pochtrons enfin réconciliés.

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  2. Joli conte. A quand sa diffusion sur France Culture?

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  3. Quand le CGB aura remplacé France culture...
    Au boulot!

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