20 décembre 2008

Un aigri dans la ville III - Épilogue




La dernière fois que Joujon avait regardé la télé, un présentateur manucuré demandait à Jessicô, adolescente de son état, ce qu’elle souhaitait le plus au monde.
-« Un dauphin ! » avait répondu la tendre jouvencelle.
-« Gourgandine ! J’t’en foutrai, moi, des dauphins » avait hurlé Joujon, cramponné à son fauteuil. Fou de rage, il s’était concentré très fort et, en direct, un magnifique dauphin était venu s’écrouler sur le plateau, aux pieds de Jessicô.
D’abord aux anges, la jeune fille dut déchanter quand le cétacé, gravement blessé, se contracta au sol et étouffa tout à fait avant de rendre l’âme sur le plateau télé.
-« Bien fait pour ta gueule, foutue saucisse à nageoires ! » Joujon, qui en était déjà à son neuvième pastis, n’en finissait plus d’exulter.

Probable que c’était le poisson-chat que le Facteur venait d’éventrer et de rejeter à l’eau qui fit remonter ce souvenir, vieille bribe du temps d’alors.
-« Saloperie ! Du chat dans toutes les rivières, il faudra bientôt les élever en baignoire, nos brochets ! Et que ça grouille, et que ça te bouffe tout ! Ah, Saloperie, c’est moi qui te le dis ! »
C’est sûr, du poisson-chat, on en voyait de plus en plus, du brochet de moins en moins, et quelle déconvenue… Mais pour si peu, le facteur et Joujon n’auraient jamais remis leurs escapades dans le sud-Loire…pèlerinages sacrés s’il en était, respectés avec minutie, litres de muscadet à l’appui.
La vieille bagnole du Facteur les propulsait vers les meilleurs coins de pêche, autoradio pourri en guise de corne de brume, casse-croute dûment préparé, fin pinard, cannes et asticots, et puis monsieur Gribouille, jeune chien à l’époque, qui n’en finissait plus de faire valdinguer ses oreilles, penché qu’il était chaque fois à la fenêtre arrière. Le Facteur, plus lettré que la moyenne, avait de sérieux doutes quand au pouvoir dont se prévalait l’ami Joujon, mais lui n’en démordait pas : il pouvait, en temps voulu et sous réserve de tout un tas de critères stratosphériques, « en foutre plein la gueule aux têtes de con ». Les deux hommes évitaient en général prudemment le sujet, ne tenant pas à s’embrocher pour un futile débat théologique, qui du reste n’avait pas grand prix.
Un trou de verdure, ses haillons d’argent et ses rayons qui moussent une fois dénichés, les deux gars sortaient le matériel et s’installaient. Le facteur était bon guitariste, et Joujon s’essayait à l’harmonica, mais ce qui chaque fois aspirait au chant noble et au bel canto se terminait à coup sûr en beuglements d’ivrognes, à faire passer Bacchus pour un limonadier. La poiscaille s'en tirait à bon compte, elle se laissait prendre, certes, aux fines ruses du Facteur, mais repartait le plus souvent exonérée du châtiment suprême, notre pêcheur opiniâtre refusant tout compromis avec la médiocrité…Seul le bon, le gros fretin devait finir sur grill, « qu’on n’écluse pas un aussi bon pinard pour bouffer du poisson panné », acquiesçait finement Joujon. Quant au poisson-chat, qui c’est vrai devenait légion, il finissait avec un Opinel planté dans la tête ou dans le ventre et n’était rejeté à l’eau qu’une fois mort, comme c’était l’usage.
La pêche ? Une passion, admettons…Mais quoi, un prétexte, oui ! Un sacré prétexte pour causer entre vieilles branches, un brin de jonc au bec ou bien une cigarette, une aubaine pour parler de tout et de rien, pour arroser le soleil et chanter le temps qui va.
C’est qu’ils étaient biens, nos gars, c’est qu’elle était complice, la campagne en été, c’est qu’elles avaient de l’allure, leurs pêches miraculeuses ! Joujon, quand la voiture fonçait sur les départementales, s’amusait au bilan…il ne regrettait pas la tournure qu’avaient pris les évènements.
Un matin que son monde l’avait trop agacé, Joujon s’était concentré, et tout s’était englouti, tout sauf sa femme, le Facteur, sa bagnole, monsieur Gribouille, les trous de verdure et la campagne en été. Heureux qui comme Joujon a tout noyé d’un coup ! Les présentateurs télés et les Jessicô dauphinophiles avaient été aspirés, toute la publicité s’était évaporée, et la seule onde qui émettait crachait ses vieux standards de blues et tout Chostakovitch via l’autoradio pourri du Facteur. Tous les jours qu’il vivait désormais étaient du même tonneau : pêche, pinard, parties de rigolade et paix royale, pas un enquiquineur à la ronde, pas un seul bruit strident…Et tous les jours, Joujon se disait qu’il avait bien fait d’user de son pouvoir, n’en déplaise au collègue incrédule, trop trempé qu’il était dans son arithmétique.
Le soir, imbibé et joyeux, Joujon retrouvait son épouse, noble femme, belle et douce, gentille et sympathique, pas sotte, pas nunuche, pas bobonne pour un sou, mais assez perspicace pour comprendre et accepter que la pêche était une affaire d’hommes.
Le Facteur, lui, était intellectuel, incurablement. Il se contentait de ses livres et de la conversation de monsieur Gribouille, dont il soutenait qu’il était doué de parole quand son maître avait bu, c'est-à-dire tous les jours. Il n’avait pas besoin de femme, et Joujon se passait bien des livres, mais rien n’empêchait leur entente, radieuse et sans nuage…en somme, ils se complétaient.

Mais un jour, pourtant, que Joujon raillait le facteur à propos de ce qu’il causait avec son chien, celui-ci pris la mouche et rétorqua au bon Joujon combien son histoire de pouvoir était de la connerie.

Les piques succédèrent au fiel, la mayonnaise tourna. Joujon, piqué dans son orgueil, ouvrit un large bec et se concentra tout rouge. Apocalypse et confettis, un gros tourbillon embarqua tout, sa femme, la campagne en été, les haillons d’argent, les pêches miraculeuses, le bon pinard, le facteur, sa bagnole, son autoradio, ses livres et monsieur Gribouille, qui disparut dans un long aboiement.

On ne devrait pas se mettre en colère trop vite et pour rien.

Joujon se réveilla un beau matin, on lui donnait du « monsieur Joncourt ». Il étouffe depuis dans un costume, une cravate le serre comme un pendu, et pendu il est bien.

Pendu à son téléphone, pendu aux exigences financières d’une mégère qui prétend être sa femme, pendu aux chiffres et aux dîners en ville, pendu aux considérations écologiques des jeunes cons en vélo, pendu au Rohypnol et à un patron tyrannique, à un écran plat qui lui veut du mal, à un 4X4 hostile, un jardin à tondre, un frigo américain, une wii, un BlackBerry, un régime sans sel, pendu au bruit de la rue, pendu aux avions, pendu au Monde et à France inter.

Pendu à une étrange potence, en fait, et avec, toujours dans un coin de sa tête, le Facteur et monsieur Gribouille qui le guettent d'un œil sévère, rancuniers.



6 commentaires:

  1. Superbe ! Il y a là matière à plus qu'une nouvelle...

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  2. Oui, comme toujours, c'est rudement bien écrit (à part un souci sur le mot "vielle" plusieurs fois orthographié sans son deuxième i), et on s'amuse à lire cet épilogue presque digne d'un "Alexandre le bienheureux".

    Bon, je retourne à mon Blackberry et mon noeud de cravate !

    Clarence, entre deux avions

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  3. Tu finiras dans le Larzac, L'amiral..

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  4. Un magnifique syndrôme d'influence; jusqu'à la fin j'ai cru que Joujon était schizo.

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