9 octobre 2008

La nouvelle extrême-gauche


Petite définition par Jean-Claude Michéa dans La double pensée (Flammarion-Champs):



J’entends par « nouvelle extrême gauche » (il serait beaucoup plus exactde dire l’« extrême nouvelle gauche ») celle qui a progressivement remplacé dans son discours et ses modes d’action la figure autrefois centrale du prolétaire (c’est-à-dire du travailleur exploité par les puissances du capital) au profit de celle de l’exclu (dont le sans-abri et le sans-papiers sont devenus l’incarnation médiatique privilégiée), quand ce n’est pas celle du Lumpen (selon le terme forgé par Marx et mystérieusement disparu du vocabulaire politique contemporain).

Cette nouvelle« extrême gauche » (qui a surtout conservé de l’ancienne la posture et la rhétorique extrémistes) trouve assurément ses conditions de possibilité philosophiques dans certains aspects de la culture dite de « Mai 68 » (même si elle n’a pu rencontrer les conditions de son déploiement effectif, y compris médiatique et financier, que dans le cadre très particulier de la stratégie mitterrandienne – et de son idéologue alors officiel, Jacques Attali).

Cependant, une fois rappelée cette évidence, on n’a guère progressé du point de vue théorique car il reste encore à répondre à la seule véritable question : de quoi Mai 68 est-il le nom ? L’idée qu’il pourrait s’agir là d’une réalité homogène et bien définie (qu’il serait du coup possible de célébrer ou de maudire en bloc, conformément aux exigences du positionnement journalistique) constitue en réalité l’exemple même de l’illusion rétrospective.

Il est en effet impossible d’ignorer, notamment après les travaux de Kristin Ross, que les « événements de Mai 68 » ont d’abord été le point de télescopage politique entre deux mouvements sociaux d’origine distincte et dont l’unification rétrospective sous une catégorie médiatique commune apparaît extrêmement problématique : d’un côté un puissant mouvement ouvrier et populaire (« la plus grande grève de l’histoire de France »), de l’autre une révolte des élites étudiantes dont la logique et les motivations réelles (au-delà de la fausse conscience qui caractérisait la plupart de ses protagonistes) étaient d’une nature très différente, comme en atteste abondamment l’évolution personnelle ultérieure de la plupart de ses cadres dirigeants. Que pouvait-il y avoir de commun, par exemple, entre la volonté des paysans du Larzac de conserver leur droit de vivre au pays et celle d’un Daniel Cohn-Bendit, le futur député européen, invitant les étudiants parisiens à abolir toutes les frontières et à célébrer le pouvoir émancipateur de toutes les formes de « déterritorialisation » ?

Ces remarques seraient toutefois bien sommaires si l’on n’ajoutait aussitôt que chacun de ces deux Mai 68 s’est trouvé traversé à son tour par toute une série de divisions secondaires opposant chaque fois, et sous des formes spécifiques, un pôle radical, que l’idéologie dominante allait s’empresser de marginaliser par tous les moyens (qu’on songe, par exemple, aux critiques de l’ordre technoscientifique et aux différentes expériences de vie communautaire ou de retour au monde rural) et un pôle libéral qui allait rapidement devenir, dans la construction médiatique officielle, la vérité unique de ces événements en réalité multiples et disparates.

C’est cette série de contradictions secondaires qui explique par exemple, pour nous en tenir ici au seul champ idéologique, que la séquence Lukacs-école de Francfort-Socialisme et barbarie-Henri Lefebvre-Internationale situationniste (qui était porteuse d’une critique difficilement récupérable du mode de vie capitaliste) ait été très vite expulsée de la vie intellectuelle officielle (et donc également du souvenir des individus) au profit de la séquence Althusser-Bourdieu-Deleuze-Foucault-Derrida, dont les conceptualisations élégantes et byzantines allaient bientôt s’avérer infiniment plus solubles dans le nouvel esprit du capitalisme (procurant de ce fait à toute une nouvelle génération d’universitaires un fonds de commerce intellectuel d’une rentabilité sans égale).

Il n’est, du reste, que de relire le texte incroyablement prophétique de Mustapha Khayati [1966] pour comprendre aussitôt quels ont pu être, dans l’immédiat après-Mai, les enjeux effectifs de cette véritable contre-révolution dans la révolution. Ces brèves précisions devraient permettre d’éclairer à la fois la généalogie politique réelle de cette nouvelle extrême gauche « citoyenniste » (selon le mot de René Riesel), aujourd’hui surmédiatisée, et les raisons pour lesquelles,sous le nom de « postmodernisme » ou de french theory, elle en est venue à exercer, moyennant les simplifications philosophiques d’usage, un pouvoir déterminant dans le champ académique (comme dans ses différents reflets médiatiques). Sur ce dernier point (et à travers l’exemple particulièrement révélateur de « l’imposture Foucault »), on trouvera des remarques particulièrement pertinentes dans le dernier ouvrage de Jean-Marc Mandosio [2008].

6 commentaires:

  1. il est sorti depuis quand?
    je l'ai commandé sur amazon et il n'arrive pas, ca me fait chier je suis a court de lectures intéressantes.

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  2. Il est sorti le 8 octobre dernier dans les bonnes crèmeries...

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  3. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  4. Je l'ai commandé chez mon Agitateur préféré. Hihi. Je n'ai plus qu'à aller le chercher. Le mieux, ça serait de réussir à le voler.

    Voler un livre. Rien que l'expression est belle.

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  5. Michéa parle vraiment de "socialisme ET barbarie" dans ce texte?

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