11 mai 2008

Régis est un bon


Il y a plusieurs raisons d'aimer Régis Debray: la médiologie, le republicanisme, l'étude du fait religieux et la critique de mai 68. En effet, le philosophe fut l'un des premiers à exercer un droit d'inventaire sur les "évènements de mai" dans son "Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire" (1978). Le méchant républicain récidive pour un enterrement première classe avec une réédition argumentée de cet ouvrage avec pour nouveau titre "Mai 68: une contre- révolution réussie" (Mille et une nuits) et livre ses (mauvaises) impressions à l'Express:




Peut-on rappeler comment vous avez vécu Mai 68?

J'étais en taule. Et je n'ai découvert tout cela que quatre ans plus tard.

Tout de même, vous vous êtes instantanément forgé une opinion négative sur le mouvement...

Si vous voulez parler de révolution, ce n'en est pas une pour moi. Une révolution a pour caractéristique de renverser une classe et d'en installer une autre, ce qui ne correspond vraiment pas à ce qui s'est passé.


Dans votre livre Mai 68, une contre-révolution réussie (Mille et Une Nuits), vous allez jusqu'à faire de 68 une «remise en ordre en forme de subversion»...


Il fallut une petite guerre pour mettre la France moderne en paix avec elle-même, et, si ce ne fut pas la guerre pour de vrai, ce ne fut pas non plus une guerre pour jouer. La bourgeoisie se trouvait en retard sur la logique de son propre développement économique. Par beaucoup de côtés, les pousse-au-jouir de De Gaulle étaient encore ceux du maréchal Pétain. C'étaient les séquelles d'un monde rural que de Gaulle avait enterré physiquement, mais non encore psychologiquement. On ne préside pas à l'élimination de la «boutique» dans un pays qui se couvre de «grandes surfaces» avec la mentalité de M. Homais. En 1968, le développement du mode de production et de distribution capitaliste n'avait plus besoin de tout ce qui survivait çà et là, dans les têtes et le tissu social, du Travail-Famille-Patrie.

On a donc détruit ce slogan du passé plutôt que préparé l'avenir...

A quoi bon le culte du travail, quand la source principale de plus-value est non plus dans la quantité de travail fourni mais dans sa qualité technologique? Et quand les loisirs deviennent eux-mêmes une marchandise génératrice d'emplois et de surprofits?

A quoi bon la famille patriarcale, à partir du moment où l'obstacle principal à l'essor industriel réside dans la vieille bourgeoisie familiale? Le capitalisme patrimonial devenait un boulet pour le capitalisme d'actionnariat.

Quant à la patrie, au moment où le Marché commun demandait la levée des dernières barrières douanières, où les multinationales devenaient le moteur décisif du développement économique mondial, où les grands groupes français avaient besoin des groupes financiers américains et allemands, elle n'avait plus de raison d'être célébrée dans les têtes: le 14 Juillet suffisait largement à ce qui se transformait en folklore.

Mai 68 fut donc l'allié objectif du grand capital?

L'expression est de fâcheuse mémoire, mais, si un événement est ce qu'il devient, elle fait sens. Cela dit, la marchandise n'a pas de stratégie. Mai non plus. La marchandise est une fête mobile, insaisissable et tournoyante, et Mai fut la fête de la mobilité.


Comment les soixante-huitards se sont-ils retrouvés à tous les postes?


La jeunesse avait goûté aux délices de l'anarchie pour faire passer l'amertume du nouvel ordre capitaliste. C'est en toute logique que les «révolutionnaires» défaits, dix ans après leur déroute, se sont retrouvés à toutes les places du pouvoir culturel, social, économique. Mais je ne vois pas ce qu'ont de réjouissant la gadgétisation des trouvailles, la récupération des acquis, la promotion des acteurs. Il reste que les soft révolutions sont plus efficaces que les brutalités d'un peuple en armes. Et que la stratégie de la parole est plus payante que celle de la violence.

De la parole aux médias, il n'y a qu'un pas...

En mai 1968, la plupart des épisodes ont acquis la dignité d'événements par le truchement de leur expression médiatique, qu'il s'agisse de la radio ou de la télévision. Certaines voix ont fait l'Histoire en la disant. Il ne s'est pas passé un événement sans qu'il soit amplement rapporté, raconté, exalté. «Le récit faisait partie de l'Histoire, il était l'Histoire», dira Pierre Nora. Dans cette production des discours et des événements, même le fameux «Je dissous aujourd'hui l'Assemblée nationale» de De Gaulle prenait un écho mythique. Le discours-événement, comme le n'importe-quoi, devenait un quelque chose par les vertus de sa résonance médiatique. Dans cette Histoire-là n'existe que ce qui peut impressionner la pellicule ou émettre des ondes sonores. Le crible médiatique écarte inexorablement le «cadre» politique et promeut au premier rang la grande gueule. Efficacité et vedettariat fusionnent. Aux Etats-Unis, la toute-puissance des médias a fait autant pour liquider le mouvement étudiant que la répression policière: en folklorisant le révolutionnaire en contestataire pittoresque et saugrenu, les médias ont fini par intégrer le mouvement d'abord au show-biz du marché politique, ensuite à la jet-society. Le propre d'un combattant à la mode ancienne est de fuir les journalistes, le propre d'un rebelle à la mode de Mai est de les traquer. Tout ce qui est catastrophique pour l'un (la photo dans le journal, l'interview à la télé) est délice pour l'autre. Au final, 1968 marque l'avènement du porte-parole devenu vedette, du journaliste qui se substitue à l'historien, de l'Audimat qui va contaminer l'information en la transformant en communication.

Quelles sont, aujourd'hui encore, les conséquences de cette dérive?

Le plus gros dommage est d'ordre intellectuel. L'évanouissement du réel dans ses représentations retourne l'incapacité à mener une quelconque analyse en indice d'excellence de style et donc de pensée. La valeur d'étonnement dévore la valeur d'usage, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne. Le deuxième effet fut un délire verbal chez les idéologues, en particulier ceux issus de la Gauche prolétarienne. Dès le début des années 1970, on a théorisé le «fascisme de type nouveau» ou le gaullisme comme «terrorisme nouvelle manière». Evidemment, à nouveau fascisme «nouvelle résistance». Rien n'est plus contagieux que les maladies du langage. Parler le langage de la guerre pour ne pas faire la guerre, c'est perdre le respect que l'on doit à ceux qui souffrent vraiment du fascisme, de l'oppression, de la torture.

Mai 68 nous a-t-il coupés du reste du monde?

Notre Mai 68 est allé à contretemps du mouvement planétaire: nous avons eu une fête libertaire, alors que le reste du monde a connu un festival nationaliste. 1968, c'est un an après la guerre des Six Jours: Israël bascule d'un sionisme laïque à un nationalisme religieux. Les nationalismes sud- américains se réveillent: 325 étudiants tués au Mexique, à Tlatelolco. A Los Angeles, on dénombre une soixantaine de morts à la suite des protestations d'un mouvement identitaire noir. Prague se soulève contre les Russes et la Tchécoslovaquie le paie de son sang. Il n'y a qu'à Paris qu'on ne dénombre pas de victimes. Dans sa spirale narcissique et individualiste, Mai 68 n'a pas peu contribué à nous faire tourner le dos à ce qui est devenu notre présent: le réenchantement du monde, les remontées religieuses, les séparatismes. La dénégation du fait communautaire, ce fut un peu l'exception française. 1968, c'est l'annonce d'un terrible malentendu qui se paie cher.

Comment cela?

Nous sommes passés du droit du sol au droit du seul. Il s'est produit, en France, un débranchement par rapport aux grandes mythologies collectives. Chacun jouant en solo, on a vu le repli de la libido sur le moi, le désinvestissement des grands mythes d'identification - que ce soit la patrie, le parti, le syndicat, la nation, la classe, etc. - l'individu qui n'a plus de dette envers rien, n'a plus de compte à rendre à personne. Rétrospectivement, c'est un formidable allégement du poids de l'Histoire à l'heure où le monde vit plutôt un alourdissement. Mai 68 marque la démocratisation du narcissisme. Ce surgissement du «tout à l'ego» produit des effets à l'infini. Après tout, qu'est-ce que la modernité si ce n'est l'avènement de l'individu - ce qui est plutôt une notion de droite. Nous n'avons pas encore tout vu.

Par exemple?

L'irruption du présent, au détriment du passé mais surtout du futur. La consommation n'a pas de mémoire ni de projet. Elle implique un culte de l'instant qui comporte sa nouvelle noblesse, le people, c'est-à-dire l'ensemble des gens qui ont une bobine reconnaissable par tous à un moment donné. C'est notre nouvelle aristocratie, un rétablissement hiérarchique en démocratie d'opinion.


L'Histoire abordera-t-elle enfin Mai 68 sans passion?


C'est un événement Janus, il a son bon profil, je parle ici du moins bon. 68 reste un repère commode, pour scander le passage de l'intelligentsia éditoriale à l'intelligentsia médiatique et de l'œuvre à l'homme. Le déclin de la transmission et l'apothéose de la com. L'émergence de nouveaux héros tels que le journaliste, le publicitaire, le militant des droits de l'homme, Bernard Tapie... Bref, la naissance de l'homme-bulle, de l'homme de l'instant, de l'homme du bonheur aussi. Ce qui n'est plus l'homme de la civilisation, laquelle, selon Freud, repose sur le refoulement pulsionnel. Mais ce qui me frappe le plus est la perte du sentiment communautaire. On ne s'inscrit plus dans rien, on ne se réclame plus de quelque chose qui nous a précédé et qui nous succédera. Il n'y a plus que la génération, patrie minimale. Ce vide d'appartenance a créé un terrible appel d'air, qui a fait remonter les pires archaïsmes identitaires"..

Mai 68. Une contre-révolution réussie, par Régis Debray, Mille et Une Nuits, 161 p., 12 €.

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