12 mai 2008

Orthodoxie libérale et chiffons patriotiques


Il est fort délectable pour le CGB de voir un système prétendument rationnel s'effondrer tel un château de cartes... Or, la garde de l'économie orthodoxe meurt mais ne se rend pas!

La restitution du débat (au Fig!! Avec des journalistes intelligents!!) entre Guy Sorman et Jacques Sapir (auteur de l'excellent Nouveau XXIe siècle au Seuil) peut nous révéler bien des pépites comme par exemple la déclaration d'amour d'un libéral pour la Nation:





LE FIGARO. – Jacques Sapir, vous parlez d’un « nouveau XXIe sècle » . Quels sont, selon vous, ses traits distinctifs ?


Jacques SAPIR. – Pour moi, le XXe siècle se termine en 1991, avec la dissolution de l’URSS et la guerre au Koweït. On imaginait que le nouveau siècle serait « américain » et que l’avenir se déclinerait à partir des deux axiomes : le marché et la démocratie libérale. Un certain nombre de faits remettent en cause cette configuration : notamment le sursaut de la Russie, l’émergence de la Chine, mais aussi la crise financière internationale qui a suscité de nouvelles stratégies économiques.

Ainsi, le développement des années 1990 s’est construit sur des prix énergétiques faibles. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les problèmes de transport vont redevenir essentiels. Plus largement, et cela vaut aussi pour l’Europe, l’erreur d’un certain libéralisme dogmatique a consisté à oublier que les biens collectifs ne sont pas formés par l’addition des biens individuels. Nos sociétés doivent assumer l’autonomie du collectif et ne pas renoncer à la notion de bien public. La société n’est pas une assemblée d’individus privés. On connaît mieux aujourd’hui certaines lois qui démontrent que l’individu agit toujours en interaction avec les autres.

Guy SORMAN. – Je ne partage pas le discours qui consiste à opposer le mauvais capitalisme financier au bon capitalisme industriel. Les deux sont liés parce qu’il n’y a pas d’économie réelle sans système de crédit. Cela dit, la panne du capitalisme financier est indéniable. Elle a, je crois, deux causes : la première est l’absence de régulation professionnelle sérieuse, l’autre est la suprématie du dollar qui a conduit au laxisme bancaire de Wall Street.

Pour l’avenir, on devrait évoluer vers une sorte d’équivalent de l’OMC qui régulera la mondialisation financière et fera respecter des normes plus strictes. Grâce à ce que nous savons des crises antérieures, celle de 1929-1930 et de 1973-1976, les autorités américaines et européennes ne commettent plus les mêmes erreurs qu’à l’époque. Elles n’assèchent pas le crédit pour purger le système, comme en 1930. Elles agissent de manière plus intelligente parce que les économistes disposent d’un stock de connaissances théoriques et expérimentales à peu près consensuelles. Si l’économie n’est pas une science exacte, on peut parler d’une « scientisation » de l’économie.

Un certain dogmatisme libéral n’impose-t-il pas une forme de corset à la pensée économique ?

G. S. – L’intransigeance libérale n’est pas condamnable en soi, ne serait-ce que pour éviter de retomber dans les erreurs du socialisme. Il convient aussi d’expliquer que les libéraux ont introduit dans leur théorie des nouveaux paramètres, sous-estimés il y a trente ans. Le libéralisme a beaucoup évolué : il prend mieux en compte le rôle des institutions. L’arbitrage est reconnu comme nécessaire, parce que l’homo economicus n’est pas aussi rationnel qu’on le croyait en 1980, à l’école de Chicago. Là-dessus, je rejoins Jacques Sapir : la société ne se réduit pas à un agglomérat d’individus. Le libéralisme l’a emporté. Le monde a vraiment changé, pas du tout grâce au socialisme, mais grâce à la mondialisation du marché. J’ai vécu en Inde, en Chine ou au Brésil : ce qui se passe là-bas était inconcevable il y a trente ans. Un taux de croissance à 8 ou 10 %. Cela n’était pas envisagé par les adversaires du libéralisme. Jusque dans les années 1980 régnaient le marxisme mais aussi une pensée pseudo-culturaliste qui attribuaient au sous-développement des causes civilisationnelles.

J. S. – Je ne suis pas certain que les idéologues du libéralisme dogmatique soient prêts à aller à Canossa. Plus de 80% des économistes, notamment dans les grands organismes internationaux (FMI, Banque mondiale), croient encore pouvoir faire des prévisions à partir d’une pure mécanique rationnelle. Vous vous rendez compte qu’ils écrivent dans leur tête « Rationalité » comme on écrit « Dieu », avec un R majuscule. Le mythe d’une économie conçue comme un mécanisme d’horlogerie, dépourvue de toute historicité et d’enracinement dans des contextes politiques locaux et dans l’action collective a la peau dure.

N’y a-t-il pas des systèmes culturels, notamment en Afrique, qui restent rétifs aux modes de développement générés par l’économie de marché ?

G. S. – L’interprétation culturaliste subsiste mais elle se restreint. Quand la Chine, le Japon et la Corée se sont développés, on s’est aperçu que le confucianisme n’était pas incompatible avec le développement, contrairement à ce que croyait Max Weber. En Inde, l’hindouisme était supposé hostile au développement, or on voit bien où en est ce pays aujourd’hui. Quant à l’Afrique, dont on disait qu’elle n’arriverait jamais à décoller, l’économiste François Bourguignon parle du « G13 africain » ; il a repéré treize pays engagés dans la voie du développement. L’explication culturaliste a été balayée par l’histoire de ces vingt dernières années et les États africains qui ont réussi à mettre en place des institutions stables ont des taux de croissance convenables.

J. S. – Il ne faut pas négliger l’influence de la culture. Par exemple, entre Taïwan et la Corée, les différences historiques conditionnent les mentalités. L’homme est un être historique, il peut donc changer, mais il reste influencé par les mentalités ambiantes. En outre, le progrès n’est pas identique partout et les écarts de richesse s’accroissent aussi. Pour que cette dynamique puisse s’inscrire dans la durée, il va falloir prendre le taureau par les cornes et, par exemple, pousser les Chinois à construire un marché intérieur. Le poids de leurs exportations vers les États-Unis a d’ailleurs tendance à diminuer. Enfin, dans le cas de la Russie, le rebond économique, commencé lors de l’hiver 1998-1999 et poursuivi depuis le début du siècle, aurait pu s’arrêter en raison des tensions qui ont secoué ce pays en 2003 ou 2004. Toute une partie de la population n’en profitait pas et les inégalités régionales devenaient tragiques, notamment dans le Caucase du Nord. C’est là que l’intervention volontariste de l’État a été décisive. Le gouverne- ment russe a développé des programmes d’investissements publics en santé et en éducation.

Voilà un discours qui change des années 1980 où certains annonçaient la fin de l’État et le « temps des entreprises ». Sur l’Europe, êtes-vous optimistes ? Son modèle n’est-t-il pas en déclin ?

G. S. – J’évoque, dans mon livre, un certain décrochage économique de l’Europe, mais je ne crois pas à son déclin historique. Je ne partage pas les théories ambiantes sur le déclin de la France, parce que notre pays ne souffre que d’un défaut d’ajustement des politiques économiques. Celles-ci sont incohérentes ou discontinues. On sait ce qu’il conviendrait de faire, moins d’État et plus de dynamisme, mais nous avons du mal à passer du diagnostic à la thérapie.
Doit-on évoquer une défaillance pédagogique de la classe politique dans son ensemble ? C’est possible, tant la tradition française fut longtemps antilibérale... Reste l’Europe : la question est celle de l’intégration, ou non, de nouveaux membres dans notre zone de prospérité et de paix relative. Je crois que la Russie comme, d’ailleurs, la Turquie devraient, à terme, rejoindre l’Europe. Revenons à l’idée de Jean Monnet : l’Europe, c’est la paix par le commerce. Vouloir faire jouer à l’Europe un rôle autre que celui pour lequel elle a été conçue me paraît voué à l’échec.

J. S. – Je suis moins optimiste. Sur l’Europe courent des idées reçues. La première est que les Allemands s’en tireraient bien parce qu’ils ont fait plus d’efforts. Ils s’en tirent bien parce qu’ils ont fait des choix astucieux mais de court terme. Ils ont délocalisé une partie de la production des composants des produits industriels qu’ils exportent hors de la zone euro. Ils réimportent et vendent leurs produits finis à bas prix. Cela ne durera pas. La question d’un euro trop fort se posera aussi pour l’Allemagne, mais avec un temps de retard par rapport à nous. Il y aura un problème de coordination des politiques nationales.

Plus profondément, ce qui m’inquiète, c’est le prisme économique de la Commission européenne. Celle-ci a beaucoup vanté certains pays, comme l’Irlande, la Grande-Bretagne et l’Espagne, en raison de leurs faibles déficits publics. Or les politiques de ces pays sont fondées sur l’endettement des ménages. Plus de 124% d’endettement en Espagne, 130% en Grande-Bretagne. Chiffres supérieurs encore, en Irlande. Une partie du débat actuel sur les déficits est faussée parce qu’on ne parle pas de la dette des ménages. Je préfère vivre dans un pays où la dette publique est trop forte mais où la dette des ménages est sous contrôle, que l’inverse. Les conséquences sur le taux d’épargne et la fragilité des systèmes financiers vont être terribles. Et je crains que l’Espagne, en 2008 et 2009, soit l’équivalent de ce que fut l’Autriche en 1930 : le pied de transmission de la crise des marchés hypothécaires dans la zone euro. Il faut savoir que la charge moyenne d’intérêt représente, en moyenne, 55% des revenus disponibles des ménages espagnols, et les prêts à l’immobilier 65% des engagements des banques
espagnoles !

Paradoxalement, je me demande si certains éléments, dont on nous dit qu’ils contribuent au retard français, ne sont pas des signes de robustesse.

Avons-nous encore les moyens, dans une économie mondialisée, de mener une politique nationale ? Nation et marché sont-ils compatibles ?

J. S. – Ces deux notions sont parfaitement compatibles. Quand des gens s’étonnent et disent : « Mon Dieu, c’est affreux, les Russes sont devenus nationalistes ! », je leur dis que s’ils n’avaient pas eu cette notion de nation à laquelle se raccrocher, ils ne seraient pas sortis de la crise de 1998 ! La nation, c’est d’abord une volonté de vivre ensemble ; et cela ne concerne pas que les grands pays. Ceux qui disent que nous n’avons plus les moyens, nous Français, d’être une nation ont deux fois tort. Il ne faut pas sous-estimer ce que la France représente en tant que potentiel économique. Et puis vous connaissez la formule de Mark Twain : « La nouvelle de ma mort est prématurée »... Je crois que l’on va voir un retour des nations, parce que nous sommes face à une crise structurelle. La souve- raineté nationale a encore son rôle à jouer, notamment à travers une forme raisonnable de protectionnisme. Celui-ci peut être un bon instrument pour amener certains à prendre conscience de certaines nécessités. Le jour où les autorités chinoises comprendront qu’elles ne peuvent plus se comporter en prédatrices en matière de commerce international, elles se poseront peut-être le problème de la construction d’un marché national. Elles réviseront la relation qu’elles ont avec leur population. C’est ici que la question de l’État et de sa nature est fondamentale. En Afghanistan, par exemple, la question n’est pas de savoir si on envoie, ou pas, des milliers de soldats, mais comment on construit un État.

G. S. – La nation est partie intégrante de ma conception libérale du monde présent. Chacun est de son lieu mais aussi citoyen de son temps, sans qu’il y ait contradiction entre les deux. Cette citoyenneté du temps, souvent inconsciente, nous familiarise avec des idées qui n’existaient pas il y a cinquante ans, comme le concept de mondia- lisation par exemple ; et nous sommes évidemment plus mobiles. Cela explique que des millions de Français travaillent hors de France, sans devenir moins français pour autant. Il n’y a pas d’incompatibilité entre l’identité nationale et la participation aux affaires du monde. Enfin, il ne faut pas confondre nation et État. En Afrique, des nations n’ont pas d’État, ou ceux-ci ravagent la nation. En France, c’est le privilège des démocraties, il existe un lien fort entre les deux notions. Nous avons la chance d’avoir un État qui, s’il n’est pas très bien géré, ne l’est pas aussi mal qu’on le dit...

Propos recueillis par JACQUES DE SAINT-VICTOR et PAUL-FRANÇOIS PAOLI

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