28 mai 2007

De la nécessité de redevenir Punk

Petite méditation, d’après le réel selon Baudrillard,

ou De la nécessité de redevenir Punk


filmo_no_future










C’est probablement déjà fini parce qu’il n’y aura pas de fin. « Nous sommes au-delà de la fin », « dans une sorte de coma dépassé », disait Baudrillard.
En 1976, les punks entamaient leurs vociférations nofuturesques. La même année paraissait son ouvrage intitulé L’échange symbolique et la mort. Il y abordait la question du remplacement de l’original par la copie, c’est-à-dire du simulacre qui ne fait que plus que simuler d’autres simulacres −opération qui a conduit par exemple à remplacer nos bon vieux punks de 76, générateurs de désordre et de conflit (donc de désir, donc de récit), par ce qu’on appellera des « cyberpunks », « néopunks », ou à la manière baudrillardienne « simulacres de rebelles » ; c’est-à-dire des versions virtuelles des premiers, signes autoréférentiels parfaitement coulés dans l’époque, et à ce titre dénués de signification et donc inutiles.

Le « No future » de Baudrillard est à l’image de la réalité qu’il observe, beaucoup plus vaste, beaucoup plus radical. Selon lui, c’en est fini de l’avenir mais c’en est fini aussi du passé. Fini donc également l’histoire, plus de finalité, plus de perspectives. Fini les marges, fini les utopies (elles sont toutes réalisées). Nous sommes dans une virtualisation du monde qui procède d’une hypermédiatisation de toute chose qui fait que, par exemple, les évènements n’ont tout simplement plus lieu. C’est le règne sur la réalité du « temps réel » (inverse du temps réel) et des signes. Et c’en est fini également de l’altérité car fini de la haine et de la domination (pour paraphraser Muray : l’hégémonie du Bien hégémonise tout). Plus de distance, plus de lien social, plus de pensée, plus d’essence ni de transcendance. Cette réalité intégrale où tout est opérationnalisé, où tout est virtuel (hors de toute référence à une réalité), vise ainsi à faire disparaître la mort et par conséquent la vie, ce qui ne peut que conduire à la mort de notre espèce. Le réel a ainsi disparu. Mais Baudrillard considère comme encore plus inquiétant l’anéantissement de l’illusion radicale du monde, celle qui pouvait envisager la réalisation d’une virtualité et dont nous pourrions dire que, dans leur nihilisme actif et l’énergie vitale de leur haine, nos bon vieux punks, évoqués plus haut, l’éprouvaient encore.

Désir menacé, espèce menacée

second_life_big2










Quel est-il ce réel en train de disparaître ? Qui provoque sa perte ?
L’histoire de l’Occident a patiemment donné corps à des idéaux émancipateurs et des principes de rationalité, érigeant en évangiles de justice les idées de liberté, d’égalité et de laïcité. Le monde, tel que le concevait jusqu’alors nos sociétés occidentales, incluait comme moteurs essentiels de cette Histoire : un principe de réalité, l’usage de la Raison, des contradictions et de la transcendance. Ce même Occident, est en train de supprimer ces éléments fondamentaux au profit d’un monde expurgé de toute négativité. Cette mutation radicale substitue au réel ce que Baudrillard nomme « la réalité intégrale ». Réalité qui procède de l’absorption de toute chose par le système sociétal occidental et par la mondialisation de ce même système. Absorption qui, comme nous l’avons mentionné plus haut, ne ménage par exemple plus aucun espace alternatif et ne laisse plus aucune place à la dualité. En ce sens, Baudrillard n’hésite pas à parler de « société intégriste ». Et donc, les sociétés occidentales, par le biais de cette mondialisation « intégriste », étendent cette disparition du réel à l’échelle de la planète toute entière.
Ce processus de liquidation du réel pourrait être motivé par la tentation de notre espèce à souhaiter disparaître. Seulement, le système sociétal occidental semble désormais fonctionner en roue libre. Il n’y a plus de pilote dans l’avion. Il n’y a plus de causes. Il s’agit à présent d’un mécanisme non-identifiable qui s’apparente plutôt à un dispositif fonctionnant tout seul. Ainsi, serions-nous engagés dans un mécanisme purement opérationnel dans lequel le désir ou la volonté ne jouent plus aucun rôle. (1) Car si l’existence n’est plus dramatisée par des conflits ou une ardeur à se dépasser (un dépassement affirmatif, une volonté de puissance), si tout est déjà réalisé, alors à quoi bon continuer à désirer et à vouloir. La disparition du réel est donc l’extinction du désir et de la volonté. Elle revient à dire non à la vie.

Agir, pas réagirDire oui à la vie

APO_V











Est-il encore possible de dire oui à la vie ? Y a-t-il une sortie ?
Quelles dispositions chez les individus sont induites par cette disparition du réel?
Baudrillard semble distinguer trois mouvements majeurs induits par l’hégémonie de cette « réalité intégrale » : la mélancolie, la nostalgie et le défi lucide −entendons que l’un de ces mouvements n’existe pas à l’exclusion des deux autres :

– La mélancolie.
Elle est très certainement la disposition la plus répandue dans nos sociétés occidentales car celles-ci, noyées dans une illusion pure, privée d’origine et de sens, sont dans un état profondément mélancolique. Difficilement évitable, elle est une réaction qui ne se révèle pas néfaste et qui peut même entrer dans la composition d’un « remède », à condition de ne pas être exclusive et à condition de ne pas être une ataraxie ou une apathie dépressive, mais un travail enthousiaste et positif, consistant à organiser cette mélancolie ou à l’accompagner d’une abréaction créative. Dans la perspective de redevenir Punk, il s’agirait par exemple « par opposition avec la voluptueuse ataraxie de certaine musique parisienne » (2), de célébrer « la volonté violente, un pessimisme viril et sain ». (3)
– La nostalgie.
Ici encore, ce mouvement relève plus de la réaction que de l’action. En ce sens, sans la rejeter intégralement, Baudrillard ne la croit pas pertinente comme arme de résistance face à l’anéantissement des valeurs. Peut-être, qu’en tant que retour vers quelque chose, la considère-t-il trop proche du simulacre ou de l’artifice, ou du moins, pressent-il sa propension à y conduire. Lui veut croire en une possibilité de salut au-delà et non en deçà. La question étant que, dans un processus de réhabilitation des valeurs perdues, on ne sait jamais jusqu’où on revient en arrière ? (4) Le même problème subsiste si, au lieu de réhabilitation, on préfère parler de régénération de valeurs perdues –la seule possibilité restant alors la génération de valeurs d’un autre ordre accompagnée d’une nouvelle façon de générer ces valeurs. Il ne suffit pas de remettre la valeur au centre du jeu, il faut également jouer avec ses propres règles et plus avec celles du système.
– Le défi lucide et extrême.
Au contraire des deux autres mouvements, celui-ci se situe dans l’action et non dans la réaction. A ce titre il constitue peut-être une sortie. C’est cette possibilité au-delà invoquée par Baudrillard, la possibilité d’une dimension autre que celle de l’objet perdu simplement ressuscité. Cette voie réclame une radicalité qui consiste à pousser le système aux extrêmes de sa logique, jusqu’à son effondrement, pour « voir ». Mais pour Baudrillard pas question de nihilisme ou de terrorisme. Il invoque ici une théorie qui doit être une hypersimulation. Il s’agit d’ «aller par anticipation au bout d’un processus, pour voir ce qui se passe au-delà », tout en se gardant d’avoir recours aux armes traditionnelles, fournies par une Raison désormais inadaptée à la mise en cause d’un système devenu incontrôlable. Pas les vieilles alternatives donc, mais plutôt des singularités d’un autre ordre. Envisage-t-il alors la génération d’une nouvelle Raison porteuse d’une critique radicale inédite ? Cette idée de défi lucide est difficilement préhensible. Ceci est probablement dû au fait que les modalités de ce défi doivent être inventées. Prenons donc comme indication de la façon de l’assumer, la nature d’élan porteur de vitalité que Baudrillard lui prête. A titre personnel, je l’entendrais comme une haine heureuse, comme une ironie lucide, comme un pessimisme radicalement joyeux ou une joie radicalement pessimiste. Comme redevenir Punk. A chacun de voir.(5)

(1) On comprend que dans leurs principales inspirations, les réalisateurs du film Matrix citent volontiers notre philosophe. Quant à la réussite du film, c’est une autre affaire…
(2) R. ROLLAND, Jean-Christophe, La Foire sur la place, 1908.
(3) idem
(4) En 1992, à l’occasion de la parution de son livre L'Illusion de la Fin ou la Grève des Evénements, Baudrillard déclarait : « […] pour qu'il y ait une véritable nostalgie, il faut qu'il y ait une marche, un déroulement en avant des choses. Dès lors que les choses, les processus se mettent à retourner en arrière, la nostalgie n'a plus de finalité, de raison d'être. La vraie nostalgie, qui est la nostalgie romantique, a été très belle au temps du progrès, mais elle est beaucoup moins sûre aujourd'hui. »
(5) Baudrillard semble présupposer ici, chez les individus, par ailleurs bombardés d’Idéologie, l’existence, à l’état résiduel, d’une disposition à la transgression. Il semble également que ce soit bien par la réinvention de formes d’opposition d’un nouvel ordre, de nouvelles transgressions, de nouvelles façons de pécher, qu’il sera possible de sortir du carcan de la réalité intégrale. La faiblesse de ce principe hégémonique constitué par la réalité intégrale étant, pour citer Léon Bloy lorsqu’il parlait du Hasard, que, comme Dieu, il « peut tout, il veut tout et il fait tout », mais qu’à la différence de Dieu « il ne s’oppose à rien, ne défend rien ». Notre salut face à la disparition du désir est donc peut-être l’actualisation de la notion de péché à l’aune de valeurs d’un autre ordre. Ce serait trouver où est le mal aujourd’hui.

Outre les notions puisées dans les ouvrages, articles et les interviews de Baudrillard, ce texte s’appuie sur l’émission de France Culture Répliques, datant du 7 mai 2005 et intitulée « Penser le présent » et pour laquelle Jean Baudrillard était invité.

Ecouter l'émission : Penser le présent (bientôt mise en ligne)
voir également sur le CGB : Disparition du réel (post de G. Fouquet)

Zefa, 28 mai 2007

3 commentaires:

  1. Sur la mécanique entre la nostalgie et le progrès, certaines parties du Seul et vrai paradis de Lasch sont éminemment recommandables. Il y démontre bien comment la nostalgie "fabriquée" par la société moderne (et donc à l'inverse cette nostalgie romantique dont parle Baudrillard) va de pair avec une acceptation et une accélération des idéaux progessistes. Nostalgie perverse et dévoyée, donc.

    RépondreSupprimer
  2. C'est dans le même Seul et vrai paradis que Lasch ridiculise l'expérience d'Adorno sur la personne autoritaire d'ailleurs...

    Pour en revenir au progrès et à la nostalgie... Littéralement la nostalgie c'est "le mal du pays", l'écho de sa terre natale... et non pas cette nostalogie préfabriquée, commandée par Big Bros.

    RépondreSupprimer
  3. Me reste plus qu'à lire 'Seul et vrai paradis', si vous confirmez que l'ensemble du livre vaut le coup. Je conseille aussi, si ce n'est déjà fait, 'La révolte des élites'.

    Mais, j'ai déjà de quoi m'occuper ici, après l'avalanche de posts que le CGB vient de subir. Je ne m'en plains pas

    RépondreSupprimer