9 décembre 2006

Muray, prince du rire


Cela faisait longtemps que l'on n'avait pas parlé de notre auteur favori (spéciale dédicace à Atlantis.)

Muray, prince du rire, bel hommage de son camarade Benoît Duteurtre (qui signe par ailleurs la préface du dernier album de Jean-Jacques Sempé).


Le Figaro Littéraire, 7 décembre 2006.

Muray, prince du rire

par Benoît Duteurtre

Philippe Muray est mort au printemps dernier (j'écris « mort », sachant quelle horreur il avait des hypocrisies de langage). Outre son oeuvre publiée, il laisse un immense journal et quelques écrits destinés à la publication : trois nouvelles et ce petit dictionnaire personnel : Le Portatif, un texte contemporain de L'Empire du bien (1991) dans lequel Muray, pour la première fois, décrivait notre cauchemar à visage humain. Ce bréviaire définit les notions de « bébéphilie », « homo festivus », « jeunes », ou « transparence ». Muray y trouve des formules saisissantes, pour évoquer Eurodisneyland (« cet étron au nougat »), le mouvement des intermittents (« développement insensé du quantitatif là où la seule qualité est un critère »). Il en profite pour répondre à ceux qui, au lendemain sa mort, nous assuraient qu'un bon Muray (progressiste, avant-gardiste) aurait précédé un mauvais Muray (réactionnaire, solitaire). Il insiste plutôt sur la continuité de son oeuvre et la présence, en germe, dans le XIXe siècle, des thèmes qu'il allait développer ultérieurement.

On découvre avec un intérêt particulier deux articles consacrés au roman et au pamphlet (« devenu pour moi une façon de me maintenir en vie »), sachant que cette question de genre traverse son oeuvre. Indéniablement, Muray a démontré, après Bloy et quelques autres, qu'on peut devenir un très grand écrivain dans le style pamphlétaire. D'un article à l'autre, il semblait même absorber toute la matière romanesque de la société contemporaine (« je ne me soucie pas de roman, mais de romanesque ») pour la faire virevolter dans son discours. Inversement, s'il a écrit des romans pleins des fulgurances (spécialement On ferme), probablement n'était-il pas certain d'avoir pleinement abouti sur ce terrain. Est-ce parce que sa grande intelligence maniait des concepts plus que des personnages ? Ou parce que son style ample et volubile n'était pas nécessairement le plus compatible avec un certain effacement du romancier devant son sujet (après tout, la question se pose aussi chez Céline, qui n'est pas forcément le plus grand romancier quand sa plume est la plus inventive et la plus libre) ?



Une réponse figure dans les trois nouvelles regroupées sous le titre de Roues carrées. Publiées initialement dans L'Atelier du roman, les deux premières, purement satiriques, sont des récits d'anticipation. La description d'une « grande parade de la fierté adultère » dans Enculés et enculées ne manque pas son effet comique... mais elle reste plus proche du pamphlet que de la fiction. Dans la troisième (qui est aussi son dernier écrit), Muray gomme un peu de sa verve, pour faire vivre un personnage de chair dans ce monde insensé : le récit prend alors une force plus romanesque qui laisse imaginer vers quoi l'écrivain aurait pu se diriger... Supposition sans regret, tant l'oeuvre est par ailleurs impressionnante et achevée. Elle connaît même un étonnant prolongement discographique : ce CD dans lequel Muray a lui-même enregistré plusieurs de ses poèmes satiriques, sur des rythmes de ballade ou de reggae ; festin de mots qui résume, dans un éclat de rire destructeur, le paradoxe de cet écrivain : contempteur d'une époque dont il savait parler avec rythme et jubilation.

À écouter : Minimum respect, CD, www.philippe-muray.com

Le Portatif de Philippe Muray Les Belles Lettres/Mille et Une Nuits, 95 p., 10 € .

Roues carrées de Philippe Muray Fayard/Les Belles Lettres, 170 p., 12 €.


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