21 mars 2017

A l'Orient




Quand j’ai lu La confession négative, j’avais vingt-un, peut-être vingt-deux ans. Arrivé sur le tard à la lecture et à la vie après une adolescence lugubre passée dans Cicéron, Démosthène et la masturbation, ma géographie littéraire se composait des Chants de Maldoror, des Falaises de Marbre, du Désert des Tartares, de Salammbô et du Guépard, ce qui suffisait à m’agiter l’esprit de pensées enfiévrées où cohabitaient la conscience claire de la putréfaction de ma race et le désir insensé et inarticulé de hautes entreprises, qui devaient nécessairement se situer ailleurs, en d’autres contrées, d’autres époques ou d’autres horizons, en tout cas loin d’ici, la lecture d’American Psycho m’ayant révélé l’impasse du monde dans lequel mes études supérieures et mon milieu social me destinaient à entrer.


Ces contrées, ces haut pays où entreprendre mon Anabase personnelle, je les cherchais dans les pages de l’Histoire. C’étaient Rome, Carthage et Constantinople, c’était Athènes sous Périclès (le Périclès de l’Eulogie aux Morts, bien entendu : « notre audace s’est frayé un passage par terre et par mer, s’élevant partout d’impérissables monuments, en bien ou en mal », etc.), c’était les Croisades, c’était Saint-Gilles à Tripoli, Frédéric II à Jérusalem, c’était la catastrophe d’Ager Sanguinis où périt Bohémond II aux cheveux d’or au milieu de sa noblesse : plus que les victoires, c’étaient les glorieuses défaites que je cherchais, Acre, Nicopolis et Varna plutôt que Lépante et Vienne. C’était l’Orient, mais tout l’Orient : c’était la Terre Sainte et Gaugamèles, c’était aussi les Indes et Bornéo (James Brooke, the white rajah !), la retraite de Russie côté français et le siège de Sébastopol côté russe. C’était toujours l’Orient, et c’était toujours le passé. Je naviguais à travers des études de droit, je m’ivrognais comme de rigueur, et je trouvais certaines de mes joies les plus intenses dans l’ivresse incomparable des nuits d’été, mais l’essentiel de mon existence était consacrée à l’indolence et à la rêverie.

C’est dans ces circonstances que La confession négative me trouva. Je ne ferai pas la critique de cet ouvrage, d’autres l’ont faite avant moi avec un talent et une clairvoyance auxquels je ne prétends pas. Qu’il me suffise de rappeler qu’il s’agit du récit de l'auteur, qui, alors à peine sorti d'études d'anthropologie ou de quelque chose d'approchant, se rend au Liban, alors en pleine guerre civile, pour combattre aux côtés des Kataebs chrétiens contre les islamo-progressistes et leurs alliés palestiniens.

Ce récit fut une révélation. Pour la première fois, une voix contemporaine me parlait de guerre, de combat et de mort dans l’Orient sacré. J’avais cru jusqu’alors que les écrivains ne se battaient plus, et que les guerriers étaient devenus muets : Richard Millet me disait le contraire, très clairement et très simplement, dans un style magnifique et intraitable, sorti tout armé d’une littérature mourante et insignifiante. Peu m’importait que l’action remontât à 1975, soit près de trente-cinq ans en arrière : pour moi, le jeune homme du récit me parlait maintenant, c’était aujourd’hui qu’il avait vingt-deux ans, le même âge que moi, c’était aujourd’hui que sa geste s’accomplissait, et si cette geste avait pu exister si près de moi,  alors elle pouvait être mienne.

Nietzche écrit que la pensée du suicide fut la consolation de ses nuits : la pensée de la guerre civile fut la mienne, tantôt cohabitant avec celle du suicide, tantôt l’éclipsant entièrement : elle fut ma consolation, mon graal inaccessible, ma distraction même, bien plus que les filles, la fête ou la lecture, qui semblaient pourtant être mes principales occupations en ces années-là. J’écris « la guerre civile », mais je devrais dire : la guerre civile en Orient, tant les deux s’étaient entremêlées, tant je ne pouvais concevoir de guerre civile qu’au Levant, la réalisation de soi-même dans le combat se doublant du retour mystique au berceau du monde, tout voyage vers l’Orient étant une remontée vers le haut pays de la civilisation, celui où les religions prennent leur essor : il n’y a nulle autre raison à la fascination que nous éprouvons pour le Levant, dont j’ai déjà parlé : c’est de l’Orient que vient la lumière, c’est aussi de l’Orient que vient l’ennemi, et c’est en faisant face à l’Orient que l’on se sauve.

Je me retrouvais dans le protagoniste de la confession, ce jeune homme sombre et exigeant, exigeant de lui-même et de la vie. C’était moi : moi aussi je n’avais pas vécu, ou pas assez, ou pas suffisamment, moi aussi je cherchais cette plénitude que l’auteur finissait par trouver dans les armes. La confession négative abolissait l’opposition entre écriture et action que j’avais crue immuable. Elle montrait qu’il était encore possible d’aller chercher aujourd’hui dans le danger et les travaux de la guerre le sens d’une existence que l’on voulait verticale et impérieuse, mobile comme un tirailleur, droit et audacieux comme un héros achéen, chrétien et généreux comme un chevalier errant. Cette existence rêvée était aux antipodes de celle que je menais, radicalement étrangère à celle que je voyais régner partout autour de moi : mais il y avait la confession négative, et tant qu’elle était là, quelque part sous mon lit ou égarée dans une malle ou prêtée à un ami qui ne la lirait pas, cette existence demeurait possible, seulement possible, et c’était assez pour survivre.

La consolation de mes nuits, donc, et la songerie de mes jours, jusqu’à ce que le temps de la liberté s’achève, que prenne fin ce qui n’avait été qu’une longue adolescence attardée, et que je n’ai d’autre choix que d’entrer dans l’âge adulte, ou du moins dans l’idée que se fait notre époque de cet âge, avec son cortège de mutilations, d’abdications et d’étrécissements. Alors la guerre civile disparut en même temps que la pensée du suicide, toutes deux éclipsées au profit d’un impératif de fonctionnement au jour le jour, l’existence prenant désormais la forme d’un pacte satanique aux termes duquel, en échange d’une morne rigueur déployée cinq jours par semaine, je recevais un salaire à dépenser dans toutes sortes d’anéantissements le vendredi et le samedi soir.

J’avais cru que la geste de l’auteur en 1975 pouvait être la mienne. A présent, rentrant à pied de mon cabinet dans la nuit d’été sur les boulevards bruxellois, en sueur sous mon costume, peut-être à moitié ivre de quelques bières bues avec mes collègues, j’étais bien forcé de constater que je m’étais trompé, que la geste de la confession négative était aussi éloignée de moi que la guerre du Péloponnèse et la chute de Constantinople, qu’elles étaient toutes résolument hors de ma portée, et que si par une ironie douloureuse l’époque actuelle pouvait offrir de nouvelles perspectives de soleil de guerre au Levant, au Kurdistan peut-être, face aux égorgeurs de l’Etat Islamique, elles me trouvaient trop tard, trop embourgeoisé et trop fatigué, encore jeune et pourtant déjà anéanti par quatre ans de vie salariée, n’ayant désormais plus d’autre préoccupation que de dormir, de dormir, oui, et de jouir entre deux siestes.

Et pourtant.

Et pourtant, à présent presque totalement inaudible, réduite au silence par le vacarme quotidien de mes journées de jeune avocat ambitieux et affairé, la confession survit, discrète, quelque part dans les plus lointaines provinces de mon esprit, aux confins de l’empire, comme une idée à peine ébauchée, si fragile qu’on n’ose la regarder en face, comme la mémoire d’un chemin que je n’emprunterai pas, comme un souvenir évanescent qui va s’évaporer sans laisser de trace, et qui pourtant s’attarde encore.

Et quand dans une nuit d'ébriété un ami prodigieusement obèse m’instruit de son projet de rallier le Kurdistan pour aller participer aux derniers soubresauts sanglants de la guerre contre le Califat, je me surprends à considérer sérieusement l’idée pendant quelques minutes, même après qu’il ait informé qu’il veut y aller à pied, afin de purger dans la marche son corps obèse des tissus adipeux qui l’accablent depuis son adolescence, et qui menacent de le suivre jusque dans la tombe. L’un veut purger son âme, l’autre veut purger son corps : tous crèvent d’abondance dans cet Occident en putréfaction.

Et quand, à la fin du mois de janvier, dans le cadre d’un événement droit-de-l’hommiste où je suis invité en raison du seul talent qui me soit resté, celui de parler – un talent pour lequel je ne me trouve pas grand mérite, celui-ci ne tenant qu’à la connaissance des maîtres dont je ne fais qu’appliquer les ficelles les plus éculées – je rencontre une Libanaise, charmante et chrétienne, l’entente que je noue avec elle, une entente à la fois chaste et romanesque, fait resurgir, intacts, dans toute leur force, les rêves de mes années oisives.

Et quand à présent, des années après l’avoir refermée, j’ouvre à nouveau la confession, ressortie à la faveur d’une expédition aux marges orientales et dévastées de l’Ukraine – autre pays en guerre, autre Orient possible – je retrouve intacte la promesse qu’y est contenue, celle d’une vie vers les hauteurs, toujours inaccessibles mais toujours à chercher, celle d’une anabase personnelle, d’une vie verticale, débarrassée de ses scories dans la foi et le combat. 






2 commentaires:

  1. Très agréable à lire, merci à l'auteur..

    RépondreSupprimer
  2. Je dirais même plus, merci à l'auteur, très agréable à lire.

    RépondreSupprimer