13 juillet 2016

Camouflage culturel

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Booba vanille

Le plus beau souvenir de ma vie est le concert de reformation de NTM en 2008. Je n’y étais pas mais il m’a donné l'occasion d’assister à une scène des plus comiques : trois jeunes cadres de ma boîte avaient choisi de s’y rendre non sans l’avoir fait largement savoir, très excités par la perspective. Lorsque le lendemain, je leur demandai comment cela s'était passé, ils se montrèrent nettement refroidis : partagés sur la qualité de la prestation, mais surtout déçus que le public soit composé pour partie de « petits blancs » venus s’encanailler !

En somme, ils auraient voulu oublier qu’ils étaient eux-mêmes de « petits blancs bourgeois » l’espace d’une soirée, et se fondre dans une faune de banlieue authentique et certifiée, mais le rêve leur a été gâché par un public de semblables, venus chercher le même frisson. Mouarf ! Ils étaient dépités comme le touriste se rendant au zoo de Beauval, croyant plonger au coeur de la jungle et de l’aventure, mais s'y trouvant coincé dans une file de touristes avec la même idée que lui.

L'anecdote caractérise assez bien ce qui pourrait s’appeler la dissimulation culturelle du bourgeois moderne. Longtemps, la culture a été « de classe » - culture populaire, culture bourgeoise, culture dominante, sous-culture… - trouvant même son usage à être brandie de façon ostensible pour marquer son appartenance et se distinguer des autres classes. Il en va différemment aujourd’hui, pour ce qui concerne le Bourgeois tout du moins.

Celui-ci délaisse sa culture de classe, trop visible, trop stigmatisante, pour adopter celle de l’opprimé. Stratégie de discrétion, voire de camouflage : il épouse la culture dominée comme le papillon d’Amazonie revêt les couleurs de la feuille morte sur laquelle il se pose. Le voilà ainsi baignant dans la contre-culture, friand de rap contestataire, très chatouilleux sur la cause noire-américaine. Un mauvais mot sur un juif ou un homosexuel et vous l'atteignez plus sûrement que les intéressés eux-mêmes. Il est complètement empathique avec les damnés de la Terre. Il juge de la qualité artistique des graffitis qui l'insultent sur les murs : que c'est beau un laissé pour compte qui s'exprime. L’alter-mondialisme lui donne à réfléchir. Bien qu'il soit relativement bien servi sur le plan économique et social, il fait mine de souhaiter que le monde change. Il déplore l'ultra-libéralisme et concède que les rouages de l’Union Européenne sont peu démocratiques, mais vous pourrez tout de même le reconnaître aux trémolos dans sa voix lorsqu'il apprend l'éventualité d'un Brexit.

C’est que le favorisé a parfaitement intégré que le prestige moral, à notre époque, revient au marginal, au minoritaire, à la victime, au renégat, au floué ou supposé comme tel. Assez naturellement, il en veut sa part. Cela lui était impossible tant que ce supplément d'âme était réservé à l'opprimé travailleur, mais cela devient envisageable maintenant qu'est considéré "opprimé" tout tenant d'une minorité ou marge quelconque. Il suffit de soigner son camouflage culturel. Faire semblant d'en être, du moins d'être sur la même longueur d'ondes.

Ainsi dissimulé, pleinement compatissant avec le monde d'en-dessous, le Bourgeois peut jouir plus paisiblement de son aisance. Pour vivre heureux, vivons caché !

13 commentaires:

  1. absolument excellent, pas un mot, une virgule ou un espace à changer.

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  2. j'y étais. ce concert, c'était dla bombe bébê.

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  3. Excellent cliché.
    Le jeune con qui reproduit la pose dans le salon familial avec la photo de mamie sur le buffet, les petits napperons, le lustre faux rustique rescapé des années 80 en arrière plan.
    J'ai vaguement cru que son tatouage était le symbole des Chrétiens en arabe mais, con que je suis... C'est juste de la merde.
    La parfaite illustration de la puissance du conditionnement de masse.
    A.g.

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    1. Oui ben justement c'est pas vraiment l'image d'un bourgeois qui s'encanaille, mais plutot un petit blanc de cité en quête d'identité, d'ailleurs la photo est prise dans l'appartement de mamie Tromblot :)

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    2. J'ai moi aussi cru au Noun chrétien sur son bras mais il s'agit du logo de la marque de vêtements "Unkut" dont le sigle est un U en lettre gothique avec deux petits points par dessus. Et vu la gueule de son tatouage, il se l'est fait gribouiller au gros feutre noir par sa petite soeur.

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    3. @Anonyme de minuit vingt-cinq : C'était en effet une erreur de ma part de mettre cette illustration qui ne colle pas au propos (mais qui vaut tout de même son pesant d'or !) - une photo des Inconnus d'Auteuil-Neuilly-Passy eut été plus raccord. Le jeune prolo qui joue au rappeur noir est un phénomène à part entière, distinct de celui dont je traite ici. Comme le note Bebop un peu plus bas j'évoquais une réalité plus clouscardienne où le rap n'est qu'un exemple parmi d'autres masques de la Minorité qu'emploiera le Bourgeois.

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  4. Excellente observation, qui me rappelle quelques autres observations de Clouscard dans le Capitalisme de la séduction. Le capitalisme propose depuis pas mal de temps des sortes de panoplies prêtes à l'emploi, dont on peut jouer durant tout ou partie de notre existence, en temps réel et dans la vie réelle. La différence entre les adultes et les enfants ? le prix des jouets.

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  5. Le ptit blanc qui veut se mettre au diapason mais qui se fait quand même humilier.
    Le thème est abordé dans Gran Torino:

    https://youtu.be/KUzm16QHRpw

    Remarque : ça va tout de suite mieux quand on a un gros flingue.

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    1. C'est parce qu'il n'a pas l'attitude adéquat que ce petit blanc se fait caviarder dans le film d'Eastwood. ça a beaucoup changé dans le rap US depuis Eminem. Les blancs sont plus facilement accepté, alors qu'il y a encore vingt ans, c'était impensable. Necro a même réussi à faire un album collaboratif avec la légende Kool G Rap et Eminem est considéré comme de dernier grand maitre lyriciste du rap américain par tout ces confrêres keubla de chez gros reunois. Le rap français est différent. Il a tout de suite était multi-ethnique. Qui que tu sois, blanc ou noir, tu peux te faire accepter ou rejeter selon ton attitude comme dans n'importe quel milieux. Ne sonne pas faux.

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    2. Paracelse, c'est vraiment le mec qui prend le plus grand soin à être en permanence à côté de la plaque.

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    3. Développe tes sentences, parce que pour l'instant ça ne vaut rien.

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  6. C'est exactement ça: en montrant de l'empathie pour le minoritaire et l'opprimé le petit blanc dont la vie matérielle est aisée peut jouir sans culpabiliser.

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    1. Sauf que l'environnement de la photo indique tout sauf un environnement aisé.

      Il s'agit plus ici (la photo) d'un blanc peu instruit, entouré de non-blanc, et qui n'a pas de repère identitaire.
      Donc, il s'identifie à ce qui l'entoure, et cherche un moyen de s'intégrer. Le monde à l'envers.

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