Fut un temps, on se plaisait à parler des « cons » en général, grâce à des expressions-cultes signées Audiard ou Coluche. «
Les cons, c’est à ça qu’on les reconnaît », etc. Et puis cette mode a passé, et on a fini par reconnaître un con précisément au fait qu’il sorte une généralité sur « les cons ».
« Rien d'pu con qu'un con qui sait pas qu'y est con ! » [rires]
Il en va un peu de même avec « bobo » : concept galvaudé, les bobos eux-mêmes sont les premiers à le récupérer, à en rire et à dénicher des bobos à tout coin de rue. Si bien que, comme avec « le con », on ne sait plus aujourd’hui qui est bobo ; on sait simplement qu’il faut être con ou bobo pour s’amuser encore à en repérer autour de soi. Le concept est sur le point de devenir inopérant.
Pourtant le profil « bobo », bourgeois bohème, demeure valable, me semble-t-il : il continue de correspondre à quelque chose dans la société. Le bobo, c’est celui qui met son épanouissement et son bonheur au premier plan, sans plus de notion de devoir ou de dette. Le bobo est la version « moyennisée » du bourgeois décadent - celui sous le règne de qui le
goût des affaires bien tenues qu’avait Papa s’est déprécié pour ne conserver que l’oisiveté que confère le statut.
Autre définition, entendue quelque part et superbe de concision : le bobo est quelqu’un qui n’entretient aucune relation avec le matériel, ni avec le spirituel.
Ce n’est d’ailleurs rien d’autre que le « bobo » que certains sites hype essaient de requalifier ces temps-ci sous la nouvelle étiquette « twee ». Je vous laisse vous renseigner plus avant sur ce qu’est le « twee » ; tel que je le comprends, ce serait une sorte de hipster soft, c’est-à-dire innocent et sincère, débarrassé de cynisme. Le « twee » prend la couleur des films de Sofia Coppola ou de Wes Anderson. C’est un bisounours indé. C’est l’arrière-goût de cellophane qui vous reste sur la langue après avoir visionné
Little Miss Sunshine ou
Garden State. Twee ou bobo, il s’agit de repeindre ses idées vides aux couleurs délavées de l’underground. Il s’agit de convoquer la contre-culture au renfort du marketing, d’accoler un air rock-pop indé à une publicité pour une banque qui redéfinirait la banque, voyez-vous.
Cela ne doit pas nous écarter de l’essentiel. N’enterrons pas le bobo. Le bobo est l’avènement d’un type humain, annoncé d’assez longue date il faut dire. On en trouve des prémices chez Nietzsche. Il est peut-être bien aussi « l’homme sans qualités » de Musil. Il se prénomme « homme-masse » chez Ortega y Gasset ou « homo festivus » chez Muray. Il pourrait encore s'appeler le
disposé au spectacle, qui tend le bec à tout ce qui se présente de culturel, fictionnel ou distrayant. Il est « client » comme on dit. « Preneur ». Il va voir cette exposition de cubes en plastique parce que «
ça peut être rigolo ». Dans ses étagères : la crème de l’art et de la littérature, les musts du cinéma, du jazz, du classique, du rock… Il veut bien choisir, discerner, mais
après coup. Pas avant d'avoir accueilli le tout-venant dans son gosier. Sa collection « Claude Sautet » côtoie la comédie musicale
Grease. Le
Stendhal en Pléiade fait face au dernier
Samuel Benchetrit. Sur une île déserte, il emporterait un disque de Led Zep ou
La princesse Mononoké… Il disserte avec le même sérieux de la
Recherche du Temps Perdu et du dernier Spiderman. Car le bobo est allé voir Spiderman et en a pensé quelque chose. Il goûte au meilleur comme au pire et sait même mêler les plaisirs en confectionnant des cocktails inédits. Goûter le meilleur dans le pire (regarder un grand film, mais en streaming dégueu sur un écran réduit dans un compartiment de TER). Goûter le pire dans le meilleur (la lie de la variété musicale, mais dans un casque de haute qualité qui restitue les conditions audio optimales).
Prince de notre ère. Coupé du productif mais inaccessible au spirituel. N’enterrons pas le bobo.