L’un des lieux communs que l’on traîne sur le cinéma de Kubrick, c’est l’interprétation répandue selon laquelle son propos est antimilitariste. Par ses
films de guerre, il tenterait de démontrer l’absurdité de celle-ci, d’en détourner ses spectateurs… Aucun de ces cinéphiles ne tique sur le fait que, pour quelqu’un qui conchie la guerre, il l’ait mise dans une bonne partie de son œuvre, ni que son rêve jamais achevé fut un film sur Napoléon. L’absurdité de la guerre apparaît comme apparaît celle de beaucoup de choses chez Kubrick, mais elle ne constitue jamais le fond du propos. Ses
films de guerre ne sont jamais des films
sur la guerre ; ce sont des films sur l’humain, l’individu, et la guerre est simplement le contexte, le microcosme qui cristallise la vie et ses turpitudes, la vie et sa dureté.
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Et Les sentiers de la gloire, le film sur la mise au peloton de trois soldats français par leurs officiers haut-perchés, c’est pas cont’ la guerre peut-être ? »
Non. C’est bien plutôt un splendide film sur la
lâcheté humaine. La lâcheté en chaîne. Jusqu’où pousse-t-on la lâcheté pour sinuer sur son sentier de gloire ? Qui obéit, qui désobéit ? Qui tient tête. Qui se défile. Qui se gargarise des vertus de l’honneur et du courage, mais délègue la basse besogne le moment venu d’en prendre la responsabilité… Le colonel Dax (Kirk Douglas), l’officier valeureux qui s’attèle à défendre les soldats condamnés, n’est pas épargné : malgré son courage, sa droiture, il commet la lâcheté d’agir par voies détournées, de ménager la chèvre et le chou, de ne pas marquer plus fermement sa position face à ses supérieurs et de laisser place à l’ambigüité de ses motivations. Et la scène finale, où une civile allemande arrache des larmes à une garnison de soldats français, ne montre pas la réconciliation de deux peuples qui réalisent qu’ils se ressemblent, qu’ils ont tout en commun et que la guerre qu’on leur fait se livrer n’a pas de raison d’être… Elle est bien plus pessimiste que cela et montre la tristesse de notre condition humaine : nous sommes tous lâches chacun au degré où il officie. Si l’on doit pleurer, ce sont des larmes de miséricorde pour ces humains pathétiques, jeunes ou vieux, qu’un misérable chant émeut soudain alors qu’ils le sifflaient l’instant d’avant, et qui l’auront oublié quelques secondes plus tard, déjà repartis au combat…
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Et Full Metal Jacket, où c’est qu’on transforme des jeunes gens en machines à tuer pour la guerre du Vietnam ? Tu vas me dire qu’il est pas antimilitariss’ Full Metal Jacket ? »
Full Metal Jacket, antimilitariste, nous parle en réalité de façon bien plus profonde des stratégies d’existence qu’on adopte face à la cruauté de la vie et à la dureté du monde. Ce monde, cru, hostile, vulgaire, cette société, violente, grégaire : soit on en fait partie, on joue le jeu et on y participe (c’est le cas de tous les soldats de second plan), soit on est pur et innocent et on le prend en pleine poire – c’est la tragédie de Private Pyle, le simple d’esprit, qui attire naturellement la violence du groupe et finit broyé à vouloir se fondre dans le moule. Le « héros », Private Joker, croit pouvoir dépasser cette alternative, échapper à ce sort tout en évitant de se compromettre avec le monde, en se frayant une 3ème voie : celle de la distance ironique. Jouer le jeu mais n’en penser pas moins. Participer mais être plus malin. Sous le joug de l’instructeur : passer entre les gouttes, se boucher les oreilles. A la guerre : être le reporter, participer à distance. Le film ne nous montre rien de plus que le mur contre lequel vient s’éclater cette stratégie de la 3ème voie, cette parade en trompe-l’œil : celui qui croyait pouvoir survoler la vie sur les ailes de la distance ironique est ramené de la façon la plus violente qui soit à la réalité.
On cite cette fois comme témoin de l’antimilitarisme du film le paradoxe avec lequel le personnage principal arbore une inscription « Born to kill » sur son casque et un badge « Peace and love » sur sa veste. Beaucoup se contentent de la justification qu’il en donne («
I was trying to suggest something about the duality of man, sir ») et la prennent pour le message. Comment penser que Kubrick se soit satisfait d’une vérité si simpliste ? L’explication que fournit le personnage, fumeuse et grotesque, traduit bien plutôt sa vanité et son intellectualisme, le second degré brinquebalant avec lequel il compte traverser indemne les affres de la vie… Le sort lui prouve avec ironie qu’il ne fera pas l’économie de choisir :
kill or love.
«
Et Docteur Folamour !! Ah y va nous dire que Folamour c’est pas contre la… »
Chez Kubrick, il n’y a pas vraiment de message, mais il y a une constante : c’est ce regard un peu cruel et distancié qu’il porte à ses personnages, qui, aveugles de leur propre déterminisme et de leur psychologie programmée, foncent à leur perte tête baissée. Ils ont beau être conscients de la chose ou ignorants, ils ont beau être « pour » ou « contre », ils filent droit dans l’impasse. L’écrivain de
Shining, à qui l’on a pourtant détaillé précisément par le menu ce qui va lui arriver, accomplit son destin malgré tout. Et c’est au fond le propre de la Tragédie : ce ne sont pas les protagonistes, pleureurs de 14-18 ou jeunes GI, qui détiennent le sens ultime du récit. Eux ne sont que des marionnettes, les dindons d’une Grande Farce. Le sens, il est révélé par le chœur du Destin. La guerre ? Elle est absurde, c’est entendu, mais il ne s’agit pas d’être
contre ou
pour. Elle est la vie, elle est le fait : elle écrase tout sur son passage et il n’y a rien d’autre à faire que de l’accepter.
Notons d’ailleurs que dans
Les sentiers… comme dans
Full Metal, Kubrick ne met pas de fin à la guerre : elle reprend aussitôt le drame consommé, et les soldats eux-mêmes, leur traumatisme ravalé, repartent avec une innocence et un entrain renouvelés.