16 octobre 2013

L'artiste engagé



Nous avons pris l’habitude d’entendre des artistes, musiciens, comédiens, cinéastes, boute-en-train, donner leur avis sur à peu près tous les sujets traversant l’actualité. Ainsi, nous apprenons qu’une chanteuse à l’eau de rose s’oppose à la Politique agricole commune, qu’un plasticien engagé déplore la fin de l’indexation des retraites, ou qu’un écrivain quasi ermite, consulté sur la modération des taux directeurs de la banque centrale du Botswana, confie sans ambages qu’il est plutôt pour.

Cette tendance est assez récente : la célèbre interview de Brel, Brassens et Ferré par François-René Christiani en 1969 n’abordait presque aucun de ces sujets généraux, et les trois artistes s’y montrèrent assez prudents. En gros, aussi surprenant que cela nous paraisse, on les interrogea surtout sur leur art : la chanson.
Hélas, depuis lors, négligeant toute prudence, des artistes d’un calibre beaucoup plus modeste se font presque une spécialité d’intervenir sur tout à grands coups de gueule. Plus que d’analyses, c’est de leur simple opinion qu’ils nous gratifient, en vertu du principe que les opinions se satisfont d’elles-mêmes, sans avoir à répondre de la vérité, de la justesse ni de la cohérence.



Il est tout naturel de déplorer cette mode, qui offre pourtant un bel avantage : elle permet de voir l’artiste hors de son champ habituel. Affichant son point de vue sur des affaires qui ne concernent pas strictement son domaine, l’artiste ne se montre plus tel qu’il voudrait être (créateur, poète, musicien, technicien) mais tel qu’il est (pauvre con, ignorant, benêt, comme tout monde), tout en continuant de se croire malin. Pour les admirateurs, cette étape est souvent cruelle : on est forcément enthousiasmé en voyant Jacques Weber sur scène, par exemple, mais on s’effondre de désespoir dès qu’il parle d’autre chose que de Molière. On aura pleuré d’admiration devant l’Alain Delon de Plein soleil pour finir consterné par le sarkoziste qu’il est devenu. On peut écouter Jacques Higelin en boucle mais avoir envie de fuir le monde quand il parle « politique », etc.
Cette glissade du piédestal offre le grand avantage d’être automatique et sans pitié. Le ridicule s’auto génère. La vedette se jette elle-même sous les quolibets, comme gavroche se jetait sous les balles ennemies. La chose n’est pas sans héroïsme, il faut le reconnaître. Pour une actrice trentenaire, prendre la parole sur une question de société, même simple, équivaut un peu à tenter les barres parallèles quand on s’appelle Louis de Funès ! En termes de risques (et de probabilité de foirade), ça vaut Ségolène Royal donnant un show sexy au Zénith !


L’opinion, qui est la version timide de la conviction, est le moins qu’on puisse attendre d’un citoyen moderne nourri à l’information en continu, surtout si ce citoyen est médiatique et, par sa nature artiste, concerné. C’est là que notre malheur se forme : comme chacun est capable de lire le journal, ou un tweet, n’importe qui est susceptible d’avoir une opinion sur un sujet. N’importe qui est capable de penser n’importe quoi de quoi que ce soit. C’est d’ailleurs ce que l’on constate, et qui nous pousse à nous interroger : pourquoi y a-t-il du « n’importe quoi » plutôt que rien, et pourquoi y a –t-il du « n’importe quoi » plutôt même que du « quelque chose » ?

Il pourrait en effet n’y avoir rien, le silence. On peut encore imaginer un monde où les artistes ne jugent pas le monde, du moins pas à l’aune de leur petite expérience. On peut imaginer que les chanteurs de variété, les acteurs subventionnés ou les plasticiens officiels se contentent du succès et des privilèges associés, qu’ils ne prétendent pas, en sus, à un magister d’ordre moral sur leurs victimes ordinaires. On peut rêver d’un retour de la modestie, mais il est peu probable… Notre système réclame et promeut le n’importe quoi à longueur d’événements, n’importe quoi qui est paradoxalement plus facile à produire que le « rien », et qui est surtout plus rentable. Combien vendrait-on la non opinion d’un animateur de jeux télé sur le mariage homo, ou le silence d’une chanteuse bretonnante sur la guerre en Syrie ? Il est d’ailleurs surprenant qu’une époque qui produit autant de vide ne s’intéresse pas plus sérieusement au silence…

Il y a du n’importe quoi parce qu’il n’y a aucune raison qu’autre chose émerge d’un système qui donne la parole au plus bavard. Il y a du n’importe quoi parce que le n’importe quoi est ce que notre civilisation a fini par produire en masse : n’importe quoi des objets, conçus et consommés non pas en vertu de leur utilité, mais selon le caprice des modes. N’importe quoi des mœurs, à quoi fait tendre l’absolue mise à plat des valeurs. N’importe quoi des croyances et des opinions, justement, qui n’ont plus d’autre étalon à quoi se jauger que le culot de celui qui énonce. N’importe quoi de la pensée, qui à force d’aller dans tous les sens n’en a plus aucun. N’importe quoi du projet global, qui ressemble plus à un sauve-qui-peut hilare qu’à une mystique à la hauteur de l’humanité.

Fidèles à leur mission éternelle, nos artistes, du moins nos artistes officiels, témoignent de leur temps à leur insu. Ils illustreront peut-être, si des historiens viennent après nous, le triomphe débridé des pulsions infantiles qui donne à notre époque cet air de cour de récréation, la joie en moins, où chacun crie et trépigne et se roule par terre. Ils seront vus comme les principaux collabos d’un système médiatique qui aura réussi l’exploit d’abaisser toute chose au niveau de la bouffonnerie, en moins de quarante ans, partout dans le monde, sous nos applaudissements.





1 commentaire:

  1. Cet article me fait penser à Raphael, chanteur bohème qui a déclaré "je siffle la marseillaise avec les beurs" et qui fait des duo avec Carla Bruni.

    http://video.mytaratata.com/video/f1313c6541as.html

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