19 mai 2011

L'utopie meurtrière

L’utopie meurtrière, c’est un livre : le récit de Pin Yathay, un ingénieur cambodgien qui a survécu pendant 2 ans aux camps khmers rouges.

Pour ceux qui ne connaissent pas : la révolution cambodgienne s’est déroulée de 1975 à 1979 et visait l’édification d’une société égalitaire qui passait notamment par une rééducation des populations urbaines (considérées comme gangrénées par l’impérialisme et les valeurs bourgeoises).


Concrètement, cela consistait à déporter ces millions de gens dans la jungle pour leur faire prendre part à des travaux agricoles planifiés en dépit du bon sens, en même temps qu’on leur assénait une éducation politique et mentale pour désapprendre leurs réflexes individualistes. Cela s’est traduit par 2 ou 3 millions de morts : de famine, d’épuisement, de maladie, d’exécutions sommaires… Et malgré tout – c’est le plus terrifiant - le programme d’épuration semblait mené pour le bien, dans l’objectif naïf, sincère et complètement dément que les bons éléments, après quelques années à ce régime, seraient purifiés de leurs mauvais penchants et prêts à vivre ensemble dans une société d’hommes nouveaux…

L’utopie meurtrière, ce sont donc deux années de survie dans des conditions plus que rudimentaires, où ceux qui tiennent la kalachnikov et qui sont chargés votre parcours de réinitialisation ont parfois entre 14 et 16 ans, ou bien sont des paysans incultes très grossièrement formés au marxisme. Deux années où dans l’arbitraire le plus total, ces soldats vous exécutent ou vous gracient selon la faute qu’ils croient vous avoir vu commettre contre « la Révolution »… Deux années où malgré votre bonne volonté révolutionnaire, il suffit d’être pris en train de troquer un vêtement contre de la nourriture ou de tomber de fatigue en dehors des siestes autorisées pour insinuer que la Révolution ne pourvoit pas aux besoins de tous et être emmené dans la forêt (balle dans la tête). Deux années à composer avec un système absurde dans lequel la vie tient à un mot qu’on prononce ou à un silence qu’on garde…

« Je vais d'abord vous couper la tête. Ensuite vous connaîtrez la vérité ! »


Pourquoi ce livre, lu il y a plus de 15 ans, m’a-t-il laissé un si fort souvenir ?

Il y a le frisson de se dire que tout cela s’est vraiment passé, sur Terre, en 1975 (hier). Il y a aussi ce totalitarisme fou, encore plus fou puisqu’il prétend s’exercer pour le bien de ceux qu’il extermine. Il y a enfin et surtout ce fascinant rétrécissement de la conscience humaine pour survivre : dans un environnement où règne l’absurde, où la mort tombe comme la pluie et où il faut passer entre les gouttes, la raison, la conscience, se mettent en veille et laissent une sorte d’instinct prendre le relais. Dès qu’il sent que ses forces peuvent l’abandonner et qu’il y a danger de mort, Pin Yathay se désintéresse naturellement des questions, du pourquoi, de la justice ou de l’injustice… Dans une sorte d’ébriété vigilante, sa conscience se rétrécit jusqu’à ne devenir qu’un point, focalisé sur la survie, le bout du tunnel : manger, se reposer, mentir, échapper au travail… Cela devient un jeu, un jeu où il faut être intelligent autant qu’idiot.

Intelligent parce que seul le plus malin survit. Détourner les règles, voler, dissimuler, tricher, désobéir, sans quoi on meurt doucement mais sûrement. Comprendre la logique dans l’absurde, le jeu dans le jeu. Idiot parce qu’il faut également savoir être bête, ne pas chercher à comprendre, fermer les yeux, jouer l’imbécile. Celui qui réfléchit, qui cherche une justification, est sommairement éliminé. Comprendre qu’il n’y a rien à comprendre et l’accepter, aussi désespérant, bête ou terrifiant que ce puisse être.

Et c’est un peu cela la vie : il n’y a pas de bonne ou de mauvaise dotation, le monde n’est jamais donné entièrement au plus intelligent ou au plus bête. Traverser la vie demande autant d’intelligence que de bêtise, de clairevoyance que de cécité, de maîtrise que d’abandon… La vie est un jeu où il est crucial de savoir s’en remettre tantôt à la compréhension, tantôt à l’instinct le plus immédiat et le plus bête. Et l’art de vivre est cette virtuosité à mêler l’un et l’autre opportunément selon les situations.

2 commentaires:

  1. Alors là, chapeau haut de forme, Xix. Tu résumes farpaitement que l’on n’échappe jamais bien longtemps à la connerie, que le chaos du réel nous y plonge irrémédiablement. On pourrait même en déduire que l’absurdité, la bêtise sont le socle de l’inconscient humain et que la conscience n’est là que pour tenter du mieux qu’il peut d’ordonner ce capharnaüm de volonté de puissance. L’homme se cogne sans cesse aux murs avant de trouver la porte de sortie qui donne sur un gouffre sans fond et la conscience est un parachute troué qui permet d’y tomber assurément avec le moins de frayeur possible (où avec beaucoup de joie et de bonne humeur pour les surhommes-masos nietzschéens).

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  2. le jeu du je qui agit et du moi qui se pense.

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