16 janvier 2009

Grand Hosto ! (4)


Le type qui a inventé les indices de l’audimat n’avait pas envisagé ça: 89% de parts de marché! Sur dix téléspectateurs, neuf pour Hippolyte! L’émission se répand de bouche à oreille comme une gangrène fulgurante... ceux qui avaient prévu un week-end à la pêche restent devant le poste... la vente de cacahuètes connaît des sommets inégalés... l’économie marque une pause... plus de bouchon sur les routes... la surveillance des frontières se relâche... la concurrence rase les murs.
Depuis trois jours que Grand Hosto! est lancé, le pays est l’objet d’une immense curiosité internationale et d’un bombardement continu de critiques virulentes. Comme toujours, les critiques les plus tranchantes viennent de ceux qui sont le plus fascinés.
Un psychanalyste médiatique l’explique ainsi:
« Les gens qui dénoncent férocement l’émission de Conda-Lasner sont ceux qui ne supportent pas d’être séduits par ce qu’il propose. Ils ne peuvent reconnaître leur attirance pour ce qui est morbide, ils ont honte de leur voyeurisme, alors ils crachent dessus. »
C’est chaque fois le même phénomène: un succès démesuré laisse pantois. Tandis que le peuple se précipite comme des enfants à la distribution de chocolat, les élites médiatiques font leur possible pour dire quelque chose, une critique la plupart du temps parce que c’est plus facile à imaginer. On fait selon sa nature, n’est-ce pas? Et puis le dithyrambe demande un effort particulier: il faut comprendre, apprécier, s’enthousiasmer (très fatiguant à la longue), il faut expliquer pourquoi on aime ceci, pourquoi ceci est mieux que cela, ça n’en finit pas. Tandis qu’une petite vacherie, un trait plein de dédain, un bon mot! Il faut comprendre: si les gens sont méchants, c’est surtout par fainéantise, ils n’ont pas le courage d’aimer.
Malgré cela, toutes les antennes paraboliques du monde libre sont tournées en direction des émetteurs de la chaîne Tv.top. Avec les décalages horaires, on peut dire qu’il y a en permanence depuis trois jours des gens qui regardent Grand Hosto! partout dans le monde. Ce genre de phénomène ne concernait que les mariages royaux, les enterrements de personnalités considérables, et encore rarement! Et les enterrements ne durent pas plusieurs jours... Cette fois-ci, Hippo est convaincu d’être entré dans l’Histoire de l’humanité: s’il se laissait aller à des confidences, il avouerait son orgueil d’être devenu l’homme qui distrait la planète! Quand un Colombien veut se détendre en suivant une émission passionnante, il se branche sur TV.top. à l’heure du Grand Hosto! Comprend-il tout ce que l’on dit ? Qu’importe: l’image d’Hippo s’impose, elle est présente partout et marquera les mémoires pour des décennies.

Le jeu durant deux heures chaque soir, le suspens entre les émissions est une torture. Une fois décelée, cette tumeur sera-t-elle opérée à temps? Comme aucune information ne filtre pendant la journée, le monde entier en est réduit à des supputations anxieuses car les studios du Grand Hosto! sont gardés comme une banque centrale: rien ne passe.
Le deuxième soir, les caméras filmèrent simultanément les opérations chirurgicales de Faouzi (cancer du nez), de Célimène (diphtérie affectant la gorge) et de Karine (méningite cérébro-spinale). Hippo avait dû rendre l’antenne avant que ces interventions ne finissent et on était passé à autre chose (un débat public sur le thème de la tomate de synthèse), laissant sur leur faim des millions de passionnés.
Le troisième volet du Jeu fut quelque peu frustrant puisqu’à part l’état satisfaisant des trois opérés, rien de nouveau ne fut découvert. Les médecins en étaient aux prélèvements, aux analyses diverses: on passait dix minutes autour d’une éprouvette, on attendait qu’un réactif verdisse, on faisait des gros plans sur des froncements de sourcils.
Pour compenser cette halte dans la montée de l’angoisse, Hippo interrogea les héros de la veille, les opérés publics. Faouzi ne put rien dire: il émit des sons affreux avec ce qui lui restait d’un pif déjà gracile. Une membrane nasale devait vibrer plus que nécessaire, transformant le moindre effort du malheureux en un bruit rappelant le vacarme du vent dans un soupirail. On ne put rien obtenir de Célimène, dont la gorge n’était que tubes et pansements. Quant à Karine, la seule phrase qu’elle prononça avant de retomber en léthargie fut:
« Aaaaahaaaa... Aaaaahahh... Rrhaaaah... J’ai mal. »

De ces trois déclarations minimalistes, Hippo tira des commentaires pendant plus de vingt minutes, portant l’art de la redondance à un niveau olympique. Il gagna du temps chaque fois qu’un mot lui manquait en exigeant des applaudissements pour les héros, en faisant repasser les images des interviews, en feignant même d’être trop ému pour parler.
Puis on diffusa les images différées de ce que l’on n’avait pu suivre des opérations chirurgicales. En voix off, les chirurgiens expliquèrent leurs gestes, soulignant une difficulté que personne ne soupçonnait, indiquant l’anomalie aux béotiens, commentant les images au ralenti quand le sens du spectacle l’exigeait (hémorragie soudaine, tranchage d’importance, couture). Malgré des interruptions publicitaires en très grand nombre, ces séquences furent le point d’orgue de la soirée, le moment où le public fut associé à l’énergique combat pour la vie, livré par d’autres en son honneur.

La quatrième émission intervint dans un climat général absolument inédit: le succès de la formule était si complet qu’il vida les rues de leurs passants, les restaurants de leurs clients, les "programtélés" concurrents de leur substance. Depuis trois soirs, Jackie, Docteur Flatche et Jacques-Luc Térébrantz, les trois animateurs-stars des trois jeux directement en compétition avec Grand Hosto! se partageaient les miettes d’un marché de millions de téléspectateurs qu’Hippo avait su hypnotiser. T.V Genius, chaîne productrice de Zim-Bang-Kluq, le jeu interactif de Docteur Flatche, décida d’une réaction qui marqua curieusement par sa stupidité et son insuccès: on invita des hommes politiques et des starlettes néo-nubiles pour une grande joute sur le thème très original du sexe rigolo, avec promesses de révélations, d’interviews iconoclastes et de pantomimes suggestives. Il fut même annoncé qu’un million de francs serait offert au téléspectateur qui raconterait la plus belle histoire de cul.
Pour la quatrième fois, le générique d’ouverture de Grand Hosto! retentit dans des millions de postes de télé, agitant, tel un hymne guerrier, la population de soubresauts impatients. Bien qu’il ait beaucoup moins sniffé de cocaïne que d’ordinaire, Hippo parut toujours aussi enjoué et bondissant, et la belle Cindy de moins en moins sotte. La parole fut donnée immédiatement au docteur N’Guyen-Desrombiers (première équipe) pour une révélation fracassante:
- Les analyses exécutées cette nuit nous apprennent une nouvelle bouleversante concernant Laurence: elle est séropositive! Nous l’avons immédiatement placée dans un caisson d’isolement stérile où des soins de très haute technicité lui sont prodigués. L’espoir d’une guérison rapide serait évidemment faux, mais je rappelle le point de règlement suivant: « Art.12: En cas de maladie statistiquement mortelle à 100%, seront considérés réussis les soins permettant une survie d’une durée deux fois plus longue que la moyenne pour les cas comparables. »
Ceci montre bien que nous ne sommes pas tenus de guérir Laurence, mais de la faire survivre deux fois plus longtemps que la moyenne des gens atteints du SIDA. D’un point de vue pratique cela demandera un suivi médiatique tout à fait exceptionnel, dont seule TV.top. est capable.
Avant qu’Hippo ait eu le temps d’exploiter ce sensationnel rebondissement, Cindy avait pris la parole avec éclat, annonçant dans la stridence deux succès simultanés pour la troisième équipe.
- C’est fooormidable, Hippo! Le docteur François-André vient de m’annoncer qu’il a diagnostiqué deux des trois maladies de ses patients et que leur guérison est en cours! Docteur, dites-nous tout!
- Oui vous avez raison c’est formidable! Nous sommes tous très heureux, ha la la, ça n’a pas été facile au début mais maintenant on espère tous la victoire...
- Oui bien-sûr, mais donnez-nous les détails de vos recherches, quoi.
- Et bien Igor souffrait d’une fièvre typhoïde qu’un traitement au chloramphénicol est en train de résorber. Quant à Elie, il est atteint d’une forme assez rare d’esplougnophalgie affectant le système nerveux primaire. Mon collègue chirurgien a pratiqué sur lui une ablation de la rétencule cervicale et la ligaturation des amplo-métraquiens concernés. Ce ne fut pas une mince affaire, vous pourrez le constater sur les images!
- Et comment ça va se passer pour lui, quoi, j’veux dire?
- D’après moi, il sera sur pieds dans moins d’une semaine. La seule incertitude le concernant, c’est sa capacité à digérer le Spumatoflax que nous lui administrons, et qui n’est pas toujours sans danger. Si son organisme est dans la bonne moyenne, ce que je crois, il sera guéri jeudi prochain.

Pour apprécier à sa valeur la remontée de la troisième équipe et l’impact de cet événement sur la population, il faut savoir que le public était associé au jeu par un très simple mécanisme de pari, et qu’en raison de son retard accumulé les trois premiers jours, l’équipe 3 n’était donnée qu’à douze contre un. L’annonce du professeur François-André transformait donc d’un seul coup des millions de défaitistes en millionnaires potentiels.
Jamais le voisinage de la souffrance et du jeu n’avait produit autant de richesses.
Mais comme pour rappeler aux optimistes la fragilité des joies de ce monde, l’équipe féminine, craignant d’être dépassée, annonça aussitôt qu’elle utilisait son joker: une sirène ahurissante soudain sonna. Le public abasourdi vit comme dans un film américain un brancard à roulettes percuter les portes du fond du studio. Trois infirmiers souples comme des tigres précipitèrent le chariot au centre du plateau, juste à l’endroit où un faisceau de projos l’attendait. L’orchestre wagnérisa une plainte chargée d’angoisse tandis qu’Hippolyte Conda-Lasner adoptait un ton plus journalistique, une voix moins nasillarde, des intonations pleines de responsabilités et un regard intelligent.
- Joker! L’équipe du docteur Verner-Ducros vient d’utiliser son joker, comme le règlement le lui autorise. Ce joker s’appelle Fanny, elle est danseuse et vient de se couper le pied à mi-tibia. Il s’agit pour l’équipe médicale numéro trois de recoller ce membre le plus rapidement possible pour pouvoir continuer la course. L’intensité des moments que nous vivons est absolument phé-no-mé-nale! Faites-nous un gros plan la régie, un gros plan sur le visage de cette martyre!
Sur des dizaines de millions d’écrans apparut alors le visage enfantin de Fanny, un ange bouffi de douleur et qu’on a shooté avec méthode. Elle entrouvrit les paupières: ses yeux bleus étaient pleins de larmes.
-Admirez-la mesdames et messieurs, ordonna Hippo, cette jeune fille est l’exemple le plus fort de ce que le courage et l’amour permettent. Elle n’a pas longtemps hésité à se faire amputer pour participer à cette aventure! Elle a su mettre sa confiance toute entière dans cet acte! Le professeur Diouf-Delavenne, chirurgien de l’équipe 3, va devoir la sauver, regardez comme il se précipite...
De nouveau l’écran se remplit de la face moite de la petite sainte qui contemplait maintenant ce grand Noir habillé de vert s’agitant autour de son corps (dans ce silence, un con eut l’idée de jouer du tam tam, mais n’en fit rien). Ses lèvres tremblotèrent un compliment, un encouragement, une prière, on ne sait: les micros étaient trop loin. Le chirurgien lui appliqua une fugace pression de la main sur l’épaule, lui sourit et se lança dans la bataille.

(demain, la fin du jeu)

3 commentaires:

  1. Oui, la suite!
    Tu devrais proposer le concept à Endemol: on a bien eu les pauvres qui s'humilient pour ouvrir des boîtes, tout est possible.

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  2. Là on ouvre des gens... ça y ressemble.

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