15 décembre 2008

La 36ème heure


Le cimetière des éléphants a un nouveau cornac. Et ce cornac est une cornace ! Martine Aubry est devenue, au terme d’un scrutin interne fleurant bon l’inflammation intestinale, la première Premier secrétaire du Parti Socialiste, la « Premier secrétaire du PS » comme elle veut qu’on l’appelle, la Première secrétaire du PS, d’un strict point de vue syntaxique, malheureusement réactionnaire car mettant à jour de biens sexistes jeux de mots… Le langage du progrès doit décidément composer…
Cette élection est-elle une bonne nouvelle ? Eu égard au charisme hystéro-christique qui lui était opposé, oui, probablement... Est-ce réellement une bonne nouvelle ? Martine Aubry est-elle réellement de gauche ? A l’écouter oui : « J’ai travaillé dans des associations »… Lège plaidoirie… Mais nul doute que l’objet de notre questionnement serait en mesure d’apporter quantité de preuves testimoniales pour le corroborer, si nous prenait l’envie de la qualifier de néolibérale... Et Martine n’est-elle pas la figure de proue de cette révolution sociale que sont les 35 heures ?
Grèce-on-nous donc un peu les rouages mentaux : les 35 heures, sont-elles réellement une mesure d’essence sociale, dictée par de stricts soucis et considérations humanistes ? Il est Delors de se réveiller !


Inutile de définir la durée légale hebdomadaire de travail. N’importe quel quidam sait jouer de la montre depuis l’école primaire. Inutile ? A la réflexion non. Car elle n’a pas la même définition selon qu’on soit du bon ou du mauvais côté du salariat, que nous concédons à géométrie variable dans notre incommensurable mansuétude et notre tempo de l’anathème boosté à l’antigravité critique… Pour l’employeur, elle correspond au temps travaillé par chaque salarié au sein de son entreprise. Pour le salarié, au temps qu’il passe effectivement sous la direction de son employeur. La durée légale hebdomadaire du temps de travail est une donnée essentielle du droit du travail, l’une de ses articulations principales. Pour l’inconscient collectif : elle est un graal de l’histoire de la lutte sociale.


"Horloge ! Dieu sinistre, effrayant , impassible, dont le doigt nous menace et nous dit : Souviens-toi !"


En effet, elle est un enjeu d’importance depuis la première révolution industrielle et la disparition subséquente du temps naturel et cyclique au profit d’un temps linéaire à organiser en emploi, du temps. Le contrôle du temps et sa régulation devint à cette époque, un levier de développement pour les uns et les cadences de travail, un enjeu de revendication pour les autres, tout le monde désormais d’accord pour vivre à l’ère du chronomètre ! Le temps au turbin ! C’est ça l’progrès : plus de temps mort…


Le temps après une journée de travail...


D’un point de vue historique, la gauche est présentée comme la championne de la réduction du temps de travail : le Front populaire récolta les lauriers des accords de Matignon et de la semaine hebdomadaire à 40 heures, segment du temps ayant une force publicitaire certaine (8 heures par jour), la vague rose mitterrandienne Soufflot, pardon, souffla le vent de la révolution avec sa semaine à 39 heures, et les lois Aubry de 1998 et 2000 proclamèrent l’avènement de la semaine à 35. Notons que Thomas More estimait déjà en son temps la semaine idéale de travail à 35 heures. Sa vision du bonheur ? Peut-être, plus prosaïquement, l’expression d’une mesure adéquate du temps de réceptivité à la tâche par jour d’un cerveau… Le fait est que, dix ans après leur entrée en vigueur, les 35 heures font toujours débat.


Martine aspire... à quelque chose...


Dans notre médiacratie, les 35 heures sont donc un sujet récurrent, privilégié, de controverse, d’opposition guignolesque et grandiloquente droite / gauche. D’ailleurs, n’ont-elles pas engendré le slogan publicitaire de campagne le plus abouti de Nicolas Sarkozy, « Travailler plus pour gagner plus », véritable mantra populiste en période de crise économique, ne réinventant d’ailleurs au passage pas l’eau chaude : le temps pèse ; pour tous, c’est du pèze… A contrario, selon le strict référentiel Pouvoir d’achat, les 35 heures seraient ainsi réductibles à un « Travailler peu pour gagner tout juste voire trop peu », interprétation qui a le mérite de renvoyer dans ses 22 une France sociale-progressiste, éventuellement étiquetée festiva, carrément estampillée feignasse, qui confère volontiers aux lois Aubry une aura d’humanité, réductibles alors à un « Travailler moins pour profiter plus ». Il est en tout cas clair pour tous, que nous aurons grand besoin de RTT lorsque nous serons sur le pont à 69 berges, si tant est que les entreprises se décident finalement d’ici-là à employer du senior… Peut-être devrions-nous finalement prier pour que l’enseignement continue à plonger. Après moi, le déluge !


Grain de sable dans la mécanique...


D’un point de vue mathématique, les 35 heures ont condensé le temps de travail. Elles l’ont comprimé au sens physique, les objectifs pour chacun restant a priori inchangés. Certes, les 35 heures ont augmenté le taux horaire du travail, au grand dam des employeurs, mais dans le même temps, cette augmentation s’est vue compensée par celle de la productivité horaire des employés. Peut-être pas en totalité, c’est sûrement un fait statistique, mais dans le secteur tertiaire, en perpétuelle progression dans nos contrées, concernant les employés, citez-nous un métier où le temps effectif passé au travail corresponde seconde pour seconde au temps effectivement travaillé. « On n’est pas des bœufs ! » nous disait à ce propos Monsieur Ixe, qui préfère que nous l’écrivions X, son nom, pour des raisons évidentes de sécurité de l’emploi… On l’comprend en ces temps de « décrutement » comme disent les spécialistes de l’euphémisme que sont les experts des Ressources humaines… De 39 heures à 35, pour les employés du tertiaire, j’insiste (on parlera des cadres plus tard et de l’industrie tout de suite : on se souvient des employés de l’usine Bosh de Vénissieux qui en 2004 avaient accepté de passer à 36 heures hebdomadaires, sans compensation salariale, pour éviter le couperet d’un plan de licenciement ; les syndicats parlent depuis de « chantage à l’emploi »), ne voulait-on pas avant tout la peau du temps passé à « buller »(gérer son stress, réfléchir selon d’autres critères d’évaluation que le strict temps de travail effectif) ? L’augmentation de la productivité n’atteste-t-elle d’ailleurs pas ce point ? Et les fumeurs ne sont-ils pas les derniers « pauseurs » tolérés dans les entreprises ?


Mais n'oublie pas égoïste : tu dois save a tree


Or, qui dit augmentation de la productivité, des cadences, dit augmentation du stress. Cependant, tout le monde est ravi. Le RTT est comme qui dirait entré dans la sphère de l’acquis social : « Touche pas à mon RTT ! » Tout le monde est d’accord pour « Stresser plus pour supporter moins », moins longtemps boss et collègues, même si, même si les afterwork… Il faut bien des masochistes… Mais de 39 à 35, on passe toujours le plus clair de sa vie au travail. Le gain en valait-il le prix ? On se pose notamment fortement la question dans les PME de taille critique rapport aux 35 heures, où les employés font des semaines de 45 h, payées 39, quand le climat est à l’esprit de Noël… Nonobstant ces cas particuliers, à notre avis, loin d’être marginaux, la première victime collatérale du passage aux 35 heures est donc le temps perdu à être humain... Ne vous a-t-on pas dit « plus de temps mort » ?!... Les 35 heures ne se sont-elles pas systématiquement accompagnées d’une rationalisation des RH focalisant sur le temps de travail effectif, au détriment des temps de la communication sociale, de l’échange de savoirs, de l’étude, de la réflexion, pour la préparation d’actions concrètes, efficaces, efficientes et éventuellement innovantes ? Comment sonnent à vos oreilles les mots « disponibilité », « autonomie », « implication » : enfirmement, séquestration, zonzon ? Vos cadres référents ne sont-ils pas devenus vos maîtres du temps ? Ne sont-ils pas devenus les relais de la direction, les garants de la régulation ? On ne se contente plus de leur demander de noter vos absences, mais bien d’organiser vos présences. Complexe d’Œdipe qui se diffuse et complexification des tâches du nouveau père virtuel, toujours engagé dans le même temps sur des objectifs et des moyens qui n’ont pas été modifiés… La pression pour tous ! Et dehors ? Pareil, mais au zinc ou chez le psy !


Succès populaire


L’esprit du passage aux 35 heures nous est cependant vendu comme une ode à la vie familiale et aux loisirs, outre le fait que sa vertu principale était le « partage du temps de travail ». Du gagnant-gagnant civique en somme. Etant donné d’où venait le vent, il ne pouvait en être autrement : les socialistes n’ont-ils pas toujours eu le monopoly du cœur ? La solidarité en étales. Comme on fait son marché, on se couche… Et il semblerait que les 35 heures aient, en plus et peut-être surtout eu égard au contexte de croissance économique d’alors, réellement créé des emplois… Durables ? Précaires ? Avec effet de noria ? Là n’est pas la question. Nicolas Sarkozy partage d’ailleurs la même vision expéditive du marché de l’emploi : « Un CDD signé, c’est un chômeur en moins ! » En fin de conte (jeu de mots), il semblerait que la douloureuse soit sur le point d’être réglée et de vider ce débat de sa substance… En politique, préfère le parrain au pérenne, à moins de vouloir te retrouver conditionné façon puzzle… Les apparences sont donc sauves. Martine à l’ANPE : l’histoire d’une vision, l’histoire d’une sainte.


Conte pour enfants


En réalité, les 35 heures étaient déjà pratiquées avant 1998 par bon nombre d’entreprises en recherche d’aménagement du temps de travail (ATT). La propagande aurait-elle enterré la dimension entérinement de la généralisation du passage aux 35 heures ? E Viva l’innovaçion ! Dès les années 80, l’ATT était une préoccupation pour les entreprises. Elle était notamment mise en œuvre via les techniques du travail par cycles, des équipes chevauchantes ou alternantes, des horaires variables, de l’annualisation, de la modulation ou du compte épargne Temps. Avec une concurrence fondée sur le temps, le patronat, dans sa quête de compétitivité et de vitesse, se devait d’impacter sur les rythmes de travail. Aujourd’hui encore, il n’a qu’une idée en tête : être flexible pour enfin « Vaincre le temps » (de George Stalk et Thomas Hout, directeurs associés de The Boston Consulting Group).
L’annualisation du temps de travail, modalité privilégiée de l’ATT, est l’outil par excellence pour y parvenir. Potentiellement souple, elle permet de recentrer l’activité sur les temps plus productifs (en recherchant la suppression des temps morts, elle aussi, l’intensification du travail, elle aussi) ; elle ouvre donc des possibilités inégalables d’adaptabilité en temps réel aux exigences d’un marché mondialisé.


Attention, chute de Pierre, Paul, Jacques...


En prenant du recul, en couplant notamment cela au climat ambiant perclus de plans de licenciements, à la pression toujours plus prégnante sur le marché de l’emploi, la généralisation des 35 heures ne pourrait-elle pas apparaître comme une étape d’un processus de « mutation culturelle » de dé-hebdomadairisation de la durée du temps de travail, visant à nous faire accepter le détricotage du Code du travail, sous couvert de fatalité, alors qu’il est inhérent au développement des nouvelles technologies rendant de plus en plus virtuel le temps, dans une société de la communication, de l’information et de la consommation, à l’économie mondialisée. Les lois Aubry n’ont-elles pas d’ailleurs introduit le loup dans la bergerie, en créant, en même temps que la notion de cadre, le forfait annuel en jours applicable à certains cadres (le cadre doit remplir ses objectifs, en général non négociables, en 218 jours maximum ; pas beaucoup sur 365 ! Mais libre à lui d’y passer une heure ou 20 par jour). Deuxième victime collatérale : le Code du travail. Les tirs amis, ou l’art d’enterrer les enterrements…
Philippe Askenazy, économiste du travail, directeur de recherche au CNRS, affirme en tout cas que les 35 heures ont été un instrument au service de la compétitivité (contrairement à ce que disent les politiques de droite) : « Les lois Aubry sur les 35 heures peuvent être interprétées comme un instrument d’adaptation de l’organisation des entreprises françaises à la flexibilité productive dans un contexte technologique et concurrentiel. » Pour lui, les 35 heures s’inscrivaient dans un mouvement déjà enclenché de réorganisation (développement de la polyvalence, modulation de l’activité en fonction des besoins du client, augmentation des amplitudes horaires), mais elles ont accéléré ces évolutions…







A gauche : politique de gauche.
A droite : politique de droite.













La RTT se soucie peu des employés : elle vise l’augmentation des gains de productivité, l’amélioration de la flexibilité des entreprises, la réduction du coût du travail. De plus, elle est l’occasion d’asseoir de nouveaux modes de gestion et de mobilisation de la force de travail par les RH, ces apprentis sorciers du « Quand il faut planter un clou, il faut un marteau », sombrant toujours dans l’écueil du « Quand on a un marteau en main, tout problème a tendance à devenir un clou… »
Nous ne conclurons pas sur le coût des 35 heures que finance la collectivité publique (16 milliards par an), ni sur le nombre réel d’emplois créés consécutivement à ces lois (400 000 selon les plus optimistes), qui sont les deux mamelles du débat.
Notre propos était de parler de manière systémique des évolutions de l’organisation du travail consécutives aux 35 heures, de pourfendre son aura sociale et de dénoncer la collusion réelle des politiques de tous bords, leur irresponsabilité, voire leur crétinerie. La RTT n’a qu’une quête, pathogène : la maîtrise du temps, le vôtre. On vous Promothée l’infanticide… Chronos a toujours faim. La lutte sociale ne serait-elle qu’un mythe ?

1 commentaire:

  1. Une démonstration qui fait mouche, même si elle me semble en certains points critiquables (35 heures et annualisation du temps de travail). Je suis néanmoins instinctivement d'accord sur le fond : les 35 heures, outil d'une maîtrise plus raffinée des salariés. Aujourd'hui en RTT, l'épée de Damoclès de l'astreinte au-dessus de la tête, je dois concéder que je suis stressé, l'estomac au bord des lèvres...
    J'ai découvert votre site via Vendredi. J'y traîne depuis une bonne heure. Bonne continuation.

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