25 octobre 2008

Péché capital


On avait déjà croisé Vincent de Gauléjac (Sociologue, professeur à l'université Paris-VII, directeur du Laboratoire de changement social) avec son fameux concept du "managinaire" (soit l'imaginaire de l'individu devenant lui-même objet de management), le sociologue a également creusé les ressorts d'un péché capital que nous connaissons tous: l'envie.

Voici l'entrevue qu'il avait donnée à la revue Sciences Humaines l'été dernier et qui éclaire également le fameux "désir de pouvoir" décrit par J-C Michéa dans la "Double pensée".




Notre culture de la réussite favorise l'envie

L'envie est un sentiment social qui peut être source de violence. Faut-il la condamner ou la transformer en émulation? Chaque société tente de la réguler. Avec plus ou moins de succès.

L' envie est répréhensible dans toutes les sociétés, pourtant elle est encouragée en tant qu'élément moteur de notre motivation. C'est ce paradoxe qu'interroge Vincent de Gaulejac, figure de proue de la sociologie clinique. Il étudie les relations entre processus psychiques et sociaux à travers les récits de vie. Dans son article «L'envie, un sentiment social» (1), il montre qu'elle ne saurait disparaître. L'envie, au coeur des rapports humains et de la construction psychique des individus, demande avant tout à être canalisée.

Alors que partout l'envie est stigmatisée, ne peut-elle pas aussi être un sentiment positif qui encourage à dépasser ses limites?

Pour les Anglo-Saxons, le terme envy est assez positif: il désigne l'émulation qui met en mouvement. Si l'on veut comprendre la victoire du capitalisme sur le communisme, il faut saisir que le capitalisme libéral anglo-saxon tel qu'on le connaît aux États-Unis a réglé le problème de l'envie en la transformant en émulation, en envie de réussir, en ambition. Il repose sur l'idée inspirée par le protestantisme que ceux qui veulent réussir le peuvent s'ils s'en donnent les moyens. Dans ce contexte, celui qui est pauvre ne devrait pas envier celui qui est riche. L'envie pourrait donc être positive, se transformer en un désir de réussite qui mette en mouvement des individus du côté d'Éros plutôt que de Thanatos. Le communisme au contraire reposait sur l'idée d'une société égalitaire, sans classes. D'où la volonté d'éradiquer les différences sociales, source de conflits et d'envie. Mais loin de minimiser et d'atténuer le sentiment d'envie, cela n'a fait que l'exacerber, sur des petites différences. C'est comme si l'on voulait refouler ce sentiment qui est au coeur des rapports sociaux.

L'envie serait donc une pulsion naturelle?

Je n'aime pas ce terme. Il y a toujours une discussion pour savoir si le développement de l'envie est lié au fonctionnement de la société et aux inégalités, ou si les fondements de l'envie sont au coeur de l'activité psychique. Je pense que c'est dans l'articulation entre les deux que s'enracinent les sources de l'envie. Certaines sociétés et formes d'éducation suscitent plus l'envie que d'autres. L'anthropologue Hsien Chin Hu a montré que dès l'enfance les Chinois doivent apprendre à agir de telle manière qu'ils suscitent le moins d'envie possible chez autrui. Celui qui se survalorise commet un véritable pêché social . C'est-à-dire que si le sentiment d'envie est universel, il existe des sociétés qui savent mieux le réguler que d'autres.

Dans la société française, on parviendrait moins bien à réguler l'envie?

Je ne serai pas aussi tranché. Le « syndrome Sarkozy», « people», qui montre en permanence à la télévision réussite et richesse décomplexée produit de la violence. Il s'agit de promouvoir l'avancement au mérite et de stimuler l'esprit de compétition. Cette forme de compétition que j'appelle la «lutte des places» produit beaucoup de colère et de ressentiment, parce que certaines injustices sociales et inégalités ne sont pas liées au mérite mais aux conditions de vie. Dire aux enfants de la cité Nord de Marseille « vous pouvez vous en sortir, regardez Zidane» crée de la frustration puisqu'ils s'identifient à cet idéal mais, en même temps, n'ont pas les moyens de l'atteindre. C'est une manière de les mettre en échec. Et cette violence larvée peut s'exprimer par des émeutes. L'attitude «m'as-tu vu» de Nicolas Sarkozy renverse «l'interdit» traditionnel de l'envie. Dans les sociétés primitives, comme chez les Indiens hopis, celui qui voulait se mettre au-dessus des autres était remis à sa place. L'envie y est proscrite car les envieux, rongés par des sentiments négatifs et les enviés, dans un désir de toute-puissance, produisent de la violence sociale. Dans les sociétés hypermodernes, c'est l'inverse: la norme est de mettre en avant ses mérites, ses talents et ses exploits. Je pense qu'une des tâches de l'éducation et de la société, c'est justement d'apprendre aux individus, individuellement et collectivement, à canaliser l'envie de telle façon qu'elle ne vienne pas détruire le lien social, pour atténuer ses aspects les plus destructeurs et favoriser ses aspects les plus créatifs.

En fait, pour vous ce serait système social qui favorise l'envie?

Les modèles de réussite sociale fondés sur des signes extérieurs de richesse ne sont pas forcément ceux qui correspondent aux aspirations les plus profondes des individus- Ce culte de la réussite favorise l'envie. Si réussir, c'était être artiste, instituteur, aide-soignante ou chercheur, on serait peut-être dans un modèle qui permettrait de se réaliser de façon plus épanouie en mettant en avant le souci des autres plutôt que l' enrichissement personnel.

Comment se fait-il que dans notre société, l'envie soit considérée comme détestable alors qu'implicitement elle est encouragée?

La contradiction atteint en effet ici son paroxysme. L'envie est facteur d'émulation et, en même temps, mine les relations sociales. Les logiques de distinction sociale, c'est-à-dire la lutte des places, n'ont jamais aussi été aussi exacerbées qu'à l'heure actuelle. Chacun est en lutte permanente avec les autres pour pouvoir se distinguer, se singulariser, trouver sa place. C'est l'une des causes majeures du sentiment de pression que les gens vivent aujourd'hui. Ce n'est jamais assez; il faut toujours en faire plus, être performant sur tous les registres pour ne pas perdre sa place. L'individu hypermoderne est tout à fait paradoxal: il sublime comme jamais le sentiment d'envie et le transforme en désir et, conjointement, est pris dans des forces de destruction que l'envie génère au travail et au sein de la société tout entière. L'envie est une clé explicative de cette tension un peu diffuse que les gens ne comprennent pas bien, mais dans laquelle ils se sentent pris et impuissants à réagir. Comme s'ils étaient condamnés à réussir...

(1)Vincent de Gaulejac, "L'envie. un sentiment Social", Revue française de psychanalyse. vol. LXI,
n° 1, 1997.


3 commentaires:

  1. "L'homme souffre davantage du bonheur des autres que de son propre malheur".
    C'est malheureusement le cas pour beaucoup + de personnes qu'il n'y paraît, me semble t-il.

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  3. Bonsoir,
    Peut-être est-il nécessaire de le rappeler, l’Envie a été identifiée dans la Bible comme l’un des sept péchés capitaux, dont elle dit qu’ils sont les moteurs de toute société humaine, et dont on remarque qu’ils le sont surtout effectivement dans les sociétés des trois religions du Livre, à savoir : chez les judéo-chrétiens, chez les musulmans et chez les juifs. Ces derniers semblent historiquement avoir mieux intégré cette notion implicite qui était dans l’ancien testament, selon quoi les hommes n’avaient pas vocation à éradiquer ces « moteurs » éternels, mais plutôt à les exploiter. En effet, on peut dire que la nation juive, bien qu’elle fût depuis des millénaires « tournée vers l’occident », utilisa cette « en-vie » que l’occident lui avait suscitée dans la pure acception lacanienne du terme : afin de s’intégrer, elle visa dans toutes les catégories socioprofessionnelles qui lui étaient accessibles, à atteindre l’excellence. De la même manière, le Japon qui est aussi, historiquement, une « société de l’excellence » a intégré le modèle occidental plus rapidement que l’occident lui-même… Cela explique très bien les bons rapports entre USA et Israël, car la manière de penser juive est en accord avec « le rêve américain ».

    On pourrait remarquer aussi que l’humour juif (l’enseignement du talmud) et le taoïsme (religion du japon) possèdent de nombreux points en commun dans leur façon d’envisager le monde. Mais bref.

    Maintenant, si l’on veut étudier l’occident lui-même, on remarque qu’il est multiple : les catholiques et Freud pensent que l’Envie (à laquelle on pourrait substituer n’importe lequel des autres péchés capitaux) est une chose très humaine, certes néfaste, mais dont il suffit de prendre conscience, de se confesser et de se repentir, pour la canaliser. Nous autres, qui sommes les enfants des Lumières, et qui nous piquons de manipuler le Verbe, nous pensons exactement la même chose : nous espérons qu’exprimer certains problèmes permet de les traiter en partie, et au moins d’enrayer la terrible mécanique des passions qui mène l’Idole au pilori, la pécheresse à la lapidation et fait de l’Agneau de Dieu un… Bouc-émissaire. ;)

    Cependant, il existe d’autres modèles, dans la société occidentale, qui au lieu d’endiguer les passions, ont compris le texte du Livre complètement à l’inverse, et ajoutent de l’huile sur le feu. Curieusement, les protestants et les communistes sont à rapprocher sur ce point : car, comme dit dans le texte ci-dessus, les communistes ont essayé de « refouler » (terme freudien) les 7 péchés capitaux et se sont fait bouffer par eux en retour, de même que les protestants sont eux-mêmes soit des as du refoulement (ils se prennent pour des saints) soit des loups absolument décomplexés - ils se disent que nous sommes tous des pécheurs, qu’on ne peut rien y faire, et que le libéralisme est une jungle bénie dans laquelle les passions de tous les hommes vont enfin pouvoir se battre, faire l’amour et s’entre-déchirer.

    Ah ! J’oubliais les musulmans ! Ceux-là sont les pires de tous ! :D Ils sont à la fois suffisamment « orientaux » pour penser que le monde est bien comme il est et qu’il ne faut rien y faire, suffisamment sémites pour être complètement tournés vers l’occident, trop proches de la société traditionnelle africaine pour être dans le culte de l’excellence, ils se prennent parfois pour des saints, refoulent leurs péchés et c’est pourquoi n’appliquent pas la loi biblique à eux-mêmes, enfin ils accueillent le libéralisme comme une nouvelle jungle dans laquelle ils vont pouvoir faire leurs armes. Cool. ^^

    A présent, il existe une autre discussion, parallèle, qui est celle de la différenciation des péchés capitaux, et de la place que les sociétés du monde leur attribuent sur une échelle de valeur. Personnellement, j’ai mes favoris : je préfère l’Orgueil à l’Envie et déteste irrémédiablement l’Avarice. Je pense aussi avoir de bonnes raison à cela, et pouvoir défendre mon beefsteak culturel si l’on me pose des questions. Mais à partir du moment où nous commençons à différencier ces sept inséparables, nous sortons des religions du livre et nous entrons dans le paganisme.

    Bien à vous.

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