14 novembre 2007

Le Divin Marché

Dany-Robert Dufour, philosophe et professeur en sciences de l'éducation, analyse ce nouveau dieu qu'est le Marché et la religion qui lui est associé, le libéralisme - religion qui règne désormais sans partage et dont les effets sont de plus en plus délétères. Le commandement majeur de cette nouvelle religion très inquiétante est : "Ne pensez plus, dépensez !"



Pour ceux qui préfèrent lire, voici la transcription de l'interview.



Dany-Robert Dufour – France Info, samedi 10 novembre 2007 (émission le 7/9 du week-end)

Journaliste : Bonjour, Dany-Robert Dufour. Vous êtes philosophe. Vous observez depuis plusieurs années maintenant les changements dans notre société, notre façon d’agir, de penser. Et par exemple, on se croit libres, dégagés du carcan religieux. Pourtant, nous sommes, dites vous, sous l’emprise d’un nouveau dieu et d’une nouvelle religion. Laquelle ?

Dany-Robert Dufour : Nous sommes tombés à mon avis sous l’emprise d’un nouveau dieu que j’appelle le Marché. Alors, effectivement c’est une religion toute nouvelle par rapport aux anciennes religions puisque les anciennes religions portaient un certains nombre d’interdits, un catalogue d’interdits, un décalogue d’interdits. Tu ne tueras pas, tu ne mentiras pas, tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin etc. . Et la spécificité de ce nouveau dieu, c’est qu’il nous dirait tout à fait le contraire. Il nous dirait « allez y, jouissez, jouissez, on s’occupe du reste » ; « une Providence divine va intervenir qui va autoréguler les égoïsmes privés pour produire de la richesse publique. »

J : Mais alors en quoi est-ce un problème ce dieu qui nous incite à prendre du plaisir, à jouir de la vie. Ca paraît quand même plus sympathique non ?

D-R D : Ca paraît au premier abord plus sympathique, le problème c’est que nous ne sommes pas spécialement aptes à cette jouissance et que ceci produit des effets considérables dans les autres grandes économies humaines. Ca marche très bien pour l’économie marchande, ça produit de la richesse, mais le problème c’est que ça détruit les autres économies humaines, et même l‘économie tout court, l’économie du vivant, puisqu’il se trouve que la production infinie de la richesse rencontre la finitude de la Terre. Et ceci produit des effets délètères sur le reste des autres économies.

J : Quel est le mécanisme intime de cette religion ? Vous expliquez par exemple dans votre livre qu’ il s’agit de flatter les égoismes et les vices cachés que nous avons en nous.

D-R D : C’est ça. Il s’agit de libérer les passions, ce qu’on appelle maintenant les pulsions : libérons les pulsions ! Et ceci sert à faire en sorte qu’en face de chaque pulsion on puisse rencontrer un objet manufacturé qui vienne satisfaire la pulsion.
Et donc le problème c’est que nous partons des égoismes privés et qu’à partir de ceux ci nous obtenons une mise en troupeau de ce qui devient des consommateurs, pour donc satisfaire ces vices privés. Contrairement à ce tout qu’on croit, nous ne sommes pas dans une société individualiste mais dans une société où l’égoïsme privé est en quelque sorte utilisé pour mettre en troupeaux de consommateurs l’ensemble des membres de cette société.

J : Vous utilisez même une formule plutôt rigolote : « ne pensez plus, dépensez ! »

D-R D : Oui, parce qu’elle me semble synthétiser les commandements de cette nouvelle religion. J’ai décliné ce « jouissez » en une série de commandements et le commadement majeur me semble être celui-ci : « ne pensez plus, dépensez ».


J : Mais en quoi est-ce un leurre forcément ?

D-R D : C’est un leurre car ceci nous laisse dans notre sphère privée et ceci ne nous mène pas bien loin hors de la satisfaction égoïste de nos intérêts.

J : Mais ça rend pas plus heureux. ?

D-R D : Si ça nous rendait plus heureux, ça serait formidable. Le seul problème, c’est que nous sommes là dans une économie qui est une économie de la jouissance et qu’il y a des ratés dans l’économie de la jouissance. Si on y arrivait, ça serait formidable. Mais on y arrive pas toujours. Il y a par exemple des ratés forts importants au niveau la satisfaction de ces besoins. On se retrouve dans la position où on doit se construire tout seul par rapport à ces besoins, en utilisant les objets du Marché. On y arrive pas toujours et donc nous sommes soit en deçà de nous-mêmes, dans la mélancolie parce qu’on y arrive pas, soit au-delà de nous-mêmes, dans une sorte d’infatuation subjective qui se caractérise par un certain nombre de positions des individus dans les sociétés contemporaines. Il y a donc des ratés de la jouissance. Il y a même beaucoup d’autres ratés de la jouissance. Comme on arrive pas à intégrer une limite, le problème c’est la limite. C’est la production de la richesse infinie et de la jouissance infinie. Il en faut toujours plus. Et donc cela on y arrive pas. C’est un peu la position de l’addiction, il en faut toujours plus.

J : Dany-Robert Dufour, en quoi ce dogme du libéralisme actuel est-il à vos yeux une véritable une révolution culturelle ?

D-R D : Parce qu’il est en train de renouveler complètement les formes de la culture, tout simplement. Nous quittons des anciennes formes qui correspondaient à un équilibre entre le libéralisme et puis l’autre grande tendance des Lumières qui était le transcendantalisme qui lui impliquait au contraire la nécessité d’une régulation, d’une régulation morale. Or là nous sommes face à une dérégulation morale. Et je crois que c’est fondamentalement ceci le libéralisme : c’est la dérégulation morale. On pourrait dire que le libéralisme nous a libérés des interdits. Mais en nous libérant des interdits, il est en train de produire un certain nombre d’effets qui sont des effets hautement problématiques, hautement pervers. Je ne suis pas contre le libéralisme, je suis simplement en train de dire que le libéralisme produit des effets qui sont des effets contre-productifs qui viennent à ruiner la possibilité même des sociétés libérales. Il faudrait presque sauver le libéralisme de lui-même .

J : Jusqu’où cela peut nous mener cette révolution culturelle ?

D-R D : Cela nous mène au point où nous en sommes. Cela nous mène à une nouvelle forme de guerre de religions, religion du Marché contre d’anciennes formes religieuses .
Ca nous mène aussi à des désarrois considérables au niveau de ce qui faisait le lien social. Cela nous mène à des désarrois au niveau des modalités qui faisaient tenir les individus, c'est-à-dire la façon dont ils se subjectivaient. Maintenant comme ils sont lancés dans une économie de la jouissance, ils sont toujours en retard de quelque chose, en déficit par rapport à ce qu’ils voudraient, constamment infantilisés par rapport à un « je veux » qui relancerait leur demande. Donc, ils sont toujours dans un « je veux, je veux, je veux » qu’ils n’obtiennent pas nécessairement et donc cela laisse less individus fortement désemparés.

3 commentaires:

  1. Intéressant, et qui mériterait bien plus qu'un commentaire.
    Je retiens le thème de l'addiction: dans tous les cas, si le produit auquel on est accro ne produisait pas de "bonheur", ou au moins un véritable plaisir, il n'aurait pas de succès : on s'envoie du LSD d'abord parce que c'est foutrement BON. Dans le cas qui nous occupe, la consommation joue le rôle de dope: c'est forcément bon de s'équiper de télé géante ou d'une putain de Mercedes, voire de deux, sinon, ça ne marcherait pas. Il y a les rétifs, les pas d'accord, mais globalement, c'est un trip qui attire du monde. Et nous autres, ne nions pas qu'on a trouvé de l'intérêt (une jouissance? peut-être)à s'équiper de matos informatique, d'internet, et à continuer de se tenir dans le coup.
    La critique indispensable du libéralisme ne doit pas faire l'impasse sur ça (à mon humble avis): c'est très bon de ne manquer de rien matériellement. C'est le moteur de tous ce biz depuis deux siècles.

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  2. Excellente émission pour un week-end radiophonique chargé.

    Petite observation: On a déroulé le tapis rouge médiatique (Obs, Les Echos, Technikart, Le Point, Marianne, Le Figaro) pour le dernier Michéa et les libéraux ont bien apprécié l'ouvrage... Peut-être le côté anar' libertaire de Michéa et sa critique anti-étatique qui leur plaît.

    Le Divin Marché de Dufour me semble plus abouti dans l'exploration de l'extension de l'économie marchande aux autres économies humaines.

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  3. On sait que les libéraux sont fondamentalement cyniques. Ils peuvent sans problème avoir apprécié le Michéa et lui avoir ouvert leurs portes et poursuivre, sans scrupules et sans déroger à leurs objectifs, leurs basses oeuvres. Et puis Michéa anar' oui, mais libertaire je trouve pas.

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