10 juillet 2007

Comment l'on fait cravacher un artiste

Nous vivons dans un monde étonnant d'absurdité. Constat d'autant plus banal que nous avons chaque jour au moins une nouvelle et tangible occasion d'en vérifier la véracité. Pourtant, on a beau être prévenus plutôt deux fois qu'une, déjà convaincus de la vanité de toute indignation face à ce déplorable état de la res publica, il est des choses qui peuvent encore nous laisser pantois, incrédules et passablement irrités. Ainsi, quand on y pense, du sort fait aux artistes de tous poils, et particulièrement de plume(s), dans le monde contemporain.


Qui, de nos jours, oserait remettre en cause la sacro-sainte figure icônique de l'Artiste, et l'utilité de son rôle dans la société des hommes? Et plus qu'ailleurs encore, qui oserait ici, en France, s'attaquer rageusement au mythe de l'Ecrivain, faire tomber cette poussièreuse statue de son impressionnant piédestal? Personne. Et quand bien même un inconscient s'y risquerait-il, une horde de libre-penseurs et de farouches démocrates férus d'humanisme se jetterait dans un bel élan sur lui, la bave aux lèvres et le couteau entre les dents, pour le baillonner et le ligoter bien serré. Or là est bien le problème. Je prétends qu'on a rien compris à la nature de l'artiste quand on prend sa défense. Je prétends qu'un artiste n'a nul besoin d'admirateurs, mais bien plutôt de critiques. De peu d'amis, mais d'une foule d'ennemis. Un artiste n'a pas besoin d'être dorloté, choyé, nourri, logé, blanchi et oint des plus tendres et poisseux compliments chaque jour que Dieu fait.

Bien sûr, tout homme a besoin de nourriture en quantité suffisante et d'un toit où abriter sa peine et, plus encore peut-être, de pouvoir se rassurer sur sa valeur par l'affection que lui renvoient ceux qu'il estime et qui l'estiment en retour. Mais au nom de quoi l'artiste, en dehors de ces banales nécessités que tous partagent, devrait-il être plus favorisé que le commun des mortels? Pourquoi diable vouloir à tout prix le préserver plus qu'aucun autre du monde contre lequel il doit sans cesse se cogner pour mieux le comprendre et en faire la substance de ses transmutations intimes? En voulant protéger, adorer et aider à tout prix du mieux qu'elle peut ses artistes, officiels ou non, comme autant de petits enfants irresponsables et fragiles, notre société débilitante ne les favorise pas, loin s'en faut, et les pousse moins encore à faire oeuvre, mais les étouffe littéralement, les tue à petit feu d'un trop encombrant, trop humiliant amour de mère poule.

Dostoïevski fut-il jamais meilleur romancier, plus inspiré et plus enragé, qu'après avoir subi injustement l'enfermement en Sibérie, et plus encore quand, dans son exil germanique, il fut écrasé sans pitié et jeté dans une noire misère par ses dettes de jeu, avec femme et enfants à nourrir? Léon Bloy ne devint-il pas le génial imprécateur mystique capable d'enfanter Le désespéré et L'exégèse des lieux communs précisément après avoir été rejeté par le milieu journalistique et toutes les côteries littéraires salonnardes aux yeux desquels il n'était qu'un monstre malséant? Isidore Ducasse aurait-il eu l'insolence inconcevable d'emprunter le terrible costume du comte de Lautréamont pour pouvoir cracher du haut de cette noblesse d'opérette ses chants vénéneux et lucifériens s'il ne s'était pas retrouvé isolé dans un Paris hostile, abandonné de tous et harcelé par le banquier qui, au nom du lointain père, prétendait pouvoir le priver de l'argent familial? Philip K. Dick aurait-il pu imaginer d'aussi folles échappatoires qu'Ubik ou Le dieu venu du Centaure s'il avait été laissé parfaitement en paix par les agents maccarthystes, sa femme névrosée ou le démon insatiable de l'amphétamine?

Bien sûr, ces exemples sont arbitraires et sans doute extrêmes; il n'est pas question ici d'entretenir le vieux mythe romantique de l'artiste maudit. Il n'y a pas de malédiction qui tienne, mais une simple vérité : tous les artistes doivent nécessairement se considérer comme des parias dans la société des hommes. De là seul peut leur venir la force incommensurable que réclame l'enfantement d'un univers, cela seul peut entretenir la foi toujours chancelante d'un sacerdoce ingrat et apparemment inutile. A quoi servirait donc une oeuvre authentiquement belle qui tomberait des nues de l'écrivain directement sur les étals dans un silence poli ou, pire encore, l'assentiment général et les hourrahs enthousiastes de la foule? Un véritable écrivain subissant pareil traitement écrirait-il encore longtemps? Ou plutôt : écrirait-il encore longtemps quelque chose qui vaille la peine d'être lue? Non, définitivement (n'étant pas ce soir d'humeur sadique, je ne multiplierais pas les exemples validant cette thèse, mais je te laisse le soin, lecteur, d'y pallier par toi-même: ils sont bien assez nombreux!).

Car sorti des faux motifs que sont la vanité, l'ambition et le désir de reconnaissance, et qui ne constituent que l'apanage des pathétiques "gens de lettres", la seule puissance qui pousse au cul un être humain se piquant d'écrire, c'est l'éclatant désir d'affirmer son individualité, son indivisible et inoxydable singularité parmi les hommes, la volonté toujours renouvelée d'hurler, dans tous les déserts si nécessaire, sa Vérité, fatalement subjective. Il n'y a que de cette lutte acharnée, cette friction continue entre l'idios kosmos d'un individu rendu solitaire et le koïnos kosmos du genre humain que peuvent naître les chefs d'oeuvre, gerbes d'étincelles nées d'une collision sans espoir.

En voulant intégrer à tout prix les créateurs dans le petit manège ronflant de la reconnaissance sociale, notre société prétendument humaniste, si avide de "Culture", n'a en vérité rien compris à l'Art. Toujours plus d'improbables prix pour bafouer récompenser les oeuvres! Toujours plus de prêts pour aider les "créatifs"! Toujours plus de subventions pour donner la becquée aux artistes, comme à de pauvres bébés manchots! Toujours plus d'imbéciles festivités pour honorer à qui mieux mieux la musique, la poésie et les beaux-arts! Et toujours moins d'oeuvres estimables à honorer d'applaudissements mérités... Mais au nom de quoi l'ordre temporel, prosaïque et ô combien méprisable du politique pourrait-il bien prétendre s'occuper d'art? Pour qui se prend elle, donc, cette société civile, pour fourrer son nez crasseux dans l'intemporalité inaccessible d'affaires si intimes? Qu'elle cesse donc d'offrir ses petits susucres condescendants à des créatures qui ne cherchent qu'à lui échapper toujours plus et qui la vomissent tous les matins.

Je prétends qu'on ne doit pas enjoindre les hommes à fêter sans cesse l'avènement de l'art, mais bien laisser en paix les artistes avec leur irrémédiable solitude. Mieux, je propose de remplacer les différentes fêtes patronales instituées dans le ridicule le plus compassé ces vingt dernières années par autant de journées de chasse organisée: le 21 juin, par exemple, chasse aux musiciens. Puis chasse aux peintres, chasse aux romanciers, aux poètes, et ainsi de suite. Vous verrez que le gibier va rapidement se raréfier! Finis, les artistes à la petite semaine, les pique-assiettes, les prétentieux, les escrocs! Ils se rendront à la première rafale de gros sel, ces simulateurs du génie! Mais bon dieu, les rares qui resteront, tiendront tête et cracheront de plus belle sur la meute en furie lancée à leur trousse, ceux-là seront les vrais. En voilà, une saine manière de trier le bon grain de l'ivraie!

A défaut d'une aussi audacieuse et radicale "politique culturelle", difficile à mettre en place, je pense qu'il serait plus que temps, du moins, pour la société de refaire son 1905 et d'en finir enfin avec une honteuse collusion qui n'arrange personne en proclamant désormais une totale laïcité vis-à-vis de cet autre domaine du sacré, l'Art. Séparation des régimes! Pas touche!

Ah! Si seulement...


5 commentaires:

  1. Bonjour,
    la communauté des lecteurs de Maurice G Dantec, THE BABYLON BABIES, organise sa soirée de lancement le 11 septembre 2007.
    Maurice G Dantec sera présent.

    Pour toute information :
    festivushunter@babylonbabies.org

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  2. l'intelligence c'est décidément reposant...

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  3. naturellement, je ne parlais pas pour le hunter ci-dessus...

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  4. D'où viens-tu Nightwatch?

    Supprimons la culture subventionnée comme le désirait Courteline.

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  5. Un artiste a besoin de critiques, de critiques avant tout, certes. Il a aussi besoin qu'on lui foute la guerre, certes. Mais enfin, un peu d'admiration n'a jamais fait de mal à personne, surtout à ceux qui le méritent. Les cercles de fanatiques sont là pour ça, d'ailleurs.

    Mais il y a deux choses bien distinctes dans ce très bon article: la reconnaissance officielle de tel ou tel artiste,(et son subventionnement) et l'organisation étatique de fêtes populaires visant à faire, pour un jour, un artiste avec le premier boulanger, le premier toubib venu.

    Les fêtes populaires ont toujours existé, heureusement. En théorie, on ne peut pas grand chose, CONTRE la joie débandée du peuple, merde. Mais c'est vrai qu'il est EXTREMEMENT TENTANT de conchier l'abominable fête de la musique, tant les vrais enjeux de la fête sont ailleurs et tant le business y a pris une place de premier plan.

    Quant au subventionnement des artistes, au delà de l'excellente proposition de journées de chasse que tu fais, je pense qu'il faudrait connaître le nom de chaque artiste qui se fait subventionner et, pour un musicien par exemple, accueilir chacun de ses concerts par des salves de rires. Le type entre en scène, prêt à nous balancer des chansons rebelles qui changent le monde et soudain, deux mille personne se fendent la poire en le voyant apparaître.

    Une variante encore plus grotesque de l'artiste subventionné? Facile : l'artiste à qui on vient de sucrer sa subvention. Les discours tenus dans ce genre de circonstances repoussent chaque fois plus loin les limites connues de l'imbécillité.

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