8 décembre 2006

CRISTAL PALACE


Contrairement à son collègue, pape de la pensée molle Habermas, Peter Sloterdijk a mauvaise réputation... Liquider l'humanisme pour mieux analyser le posthumain c'est dire (cf L'affaire au sujet de sa conférence "Régles pour un parc humain".)

Son dernier ouvrage, Le Palais de Cristal, reprend les intuitions de Walter Benjamin qui voyait dans le capitalisme un grand parc d'attractions et continue sa réflexion sur les trois grands moments de la globalisation: de l'antiquité à la découverte du nouveau monde, de 1492 aux accords de Bretton-Woods, et enfin notre "modernité" liquide culminant dans son accès de "désirisme".



Philosophie
Peter Sloterdijk : l'avidité est au pouvoir

Dans « Le palais de cristal », le philosophe allemand explore les cinq siècles qui ébranlèrent le monde - et les mutations anthropologiques qui ont accompagné ce processus de globalisation inauguré par les grandes découvertes. Aux conquistadors des Temps modernes ont succédé les « souverainistes du vulgaire » : l'« entertainment » triomphe dans un monde qui baigne dans un « érotisme surchauffé ».

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Le Point : Nous vivons aujourd'hui l'ultime étape de la globalisation du globe. La planète nous appartient. Pour vous, tout commence en 1492, la date qui inaugure les Temps modernes. Pourquoi cette période est-elle si cruciale ?


Peter Sloterdijk : Le contenu essentiel des premiers Temps modernes, c'est la mise en réseau de la planète déclenchée par l'expansion des Européens. Ceux-ci commencent à prendre la terre au sérieux - d'abord comme un objet de navigation et d'explorations, mais aussitôt de domination et d'exploitation. L'Europe a donc été le point de départ de cette « prise du monde » qui a abouti, par les jeux de l'action et de la réaction, au monde d'aujourd'hui : un univers où règne la loi de l'action à distance - télécommunication, téléconflit, téléviolence, téléobscénité, téléaide, télégénérosité. Seule une pensée téléréaliste peut interpréter, former et reformer un tel monde.

Vous distinguez cependant trois phases, dont la première est bien antérieure à la modernité, comme si les Européens avaient pris en marche un train lancé par d'autres avant eux. En somme, les Européens l'ont fait, mais la philosophie grecque l'avait rêvé ?

Ce monde moderne a été anticipé par la philosophie grecque dans la mesure où celle-ci a conçu le cosmos sous la forme d'une sphère sublime dans laquelle tout communiquait avec tout - la rondeur étant une sorte de garantie morphologique de la communicativité globale. Et rien n'est plus rond et plus connectif que le dieu des philosophes. C'est la raison pour laquelle je parle d'une première globalisation de l'Antiquité effectuée par la cosmologie philosophique de Platon, Aristote & Co. La découverte du logos incarne un modèle primitif du téléréalisme. La deuxième globalisation nous projette donc dans les Temps modernes. Inaugurée par les voyages de Christophe Colomb, cette période arrive à un terme relatif avec les accords de Bretton Woods, c'est-à-dire la mise en fonction opérationnelle d'une monnaie mondiale. Enfin, la troisième globalisation assume les résultats de la deuxième. Elle se lance dans la construction d'un univers transnational densifié, hypercommunicatif, ultra-accéléré, où règne la loi du feed-back rapide. Dans cet ordre de choses les side effects des actions humaines se manifestent très tôt : le destin nous rattrape toujours plus vite.

Notre conception du monde global repose sur la découverte qu'il n'y a pas de « plafond » au-dessus de nos têtes, autrement dit que nous sommes livrés à l'extériorité. Plus que le goût du risque, la peur est-elle le moteur de l'Histoire ?

L'absence de plafond signifie d'abord que nos anciens systèmes de sécurité imaginaires, les visions du monde traditionnelles, ne fonctionnent plus. Après Copernic, le ciel n'est plus le couvercle sur la marmite où bout l'imperceptible et vaste Humanité - comme le disait Baudelaire dans des vers encore trop catholiques. Cette extériorité primaire impose la construction d'îles climatisées par des cultures adaptées aux besoins des êtres humains - y compris leur demande d'illusions. Donc, plus que l'inlassable inquiétude de l'argent, le véritable moteur est l'obligation faite aux modernes de reformater leurs systèmes immunitaires, et au niveau matériel et au niveau symbolique.

Sans formuler de jugement moral, vous prêtez aux acteurs des débuts effectifs de la globalisation une certaine « noblesse », peut-être liée à leur talent pour le crime et à leur capacité à se confronter au danger. Au XXe siècle, les intellos-idéologues qui leur avaient succédé ne trempaient déjà plus leurs mains dans le sang. Quant aux consultants d'aujourd'hui, ils ne supportent pas l'évocation du sang. Parleriez-vous d'une « médiocrisation » progressive de l'humanité ?

Je parlerai plutôt d'un grand succès de la tiédeur. Pour éviter les malentendus, j'ajoute que les températures tièdes sont celles de la vie humaine réelle - il faut donc les respecter. Bien sûr, la radicalité métaphysique et idéologique a toujours voulu avoir à faire avec l'extrêmement chaud ou l'extrêmement froid. Mais dans les milieux cultivés, le souvenir même du prestige de l'extrême est presque effacé. Par conséquent, je ne parlerai pas d'une médiocrisation générale, mais d'un grand retour vers le « milieu », le meson des philosophes pratiques. Dans mon dernier livre, « Colère et temps », qui a provoqué des réactions très intenses en Allemagne, j'essaie de montrer que la culture contemporaine baigne dans un érotisme surchauffé et un « désirisme sans frontières ». Dans ce climat où l'Eros est omniprésent et l'avidité au pouvoir (ce qui signifie presque la même chose), on a oublié la force des impulsions thymotiques, la fierté, l'ambition et la volonté de montrer ses vertus et compétences. Car si l'Eros est la volonté de recevoir, le Thymos est celle de donner. Grâce à notre imprégnation psychanalytique, nous sommes tous devenus des mendiants, des patients, c'est-à-dire des êtres sans fierté sapés par le culte du manque et humiliés par le besoin de chaleur.

On apprend à l'école que les nations sont créées par l'histoire commune, les mythologies partagées, la littérature, la croyance... Balivernes ! Vous nous expliquez qu'elles ont été des clubs d'investissement, autrement dit des collectivités d'intérêts. Comment, en ce cas, expliquez-vous leur solidité ?

Les collectivités culturelles et politiques seront toujours des groupes dont les membres utilisent les mêmes techniques de survie : le savoir inhérent à leur langage, le savoir-faire de leurs techniques et la sagesse thérapeutique incarnée dans leur religion et leur littérature. Tant que ces techniques sont efficaces, la culture - et donc le groupe - perdure. Les cultures se transforment rapidement quand une nouvelle technique de survie, plus performante, s'impose. C'est ce qui se passe pour les cultures qui participent à cette grandiose aventure intellectuelle appelée recherche scientifique. On a parfois l'impression que nous sommes tous devenus les cobayes de nos sciences - mais en réalité nous sommes mandataires et clients sur les marchés de la vérité. Toute politique sérieuse devra répondre au défi du bon usage des savoirs. Un terrain où deux penseurs français, Michel Serres et Bruno Latour, sont à la tête d'un débat mondial absolument passionnant.

La globalisation a supprimé l'idée même d'espace. Le touriste est partout chez lui. Il n'y a plus de « plus loin » possible. L'espace a sans doute entraîné dans sa chute son compère le temps. Le capitalisme planétaire est-il synonyme de fin de l'Histoire ?

Si l'Histoire se manifeste par la volonté de mettre en scène des drames tragiques, si elle exige le compte rendu épique des actes fous et désespérés de nos ancêtres, si elle exprime l'expansionnisme maniaque des monothéismes et des messianismes - on ne perd pas grand-chose à arriver à la fin de l'Histoire. On perd seulement ce qu'il fallait perdre - l'illusion d'une possible victoire finale du consensus universel. Après l'idolâtrie du temps dans les siècles du progrès, on comprend de nouveau la nécessité d'un retour au local comme bonheur et souci. Mais c'est pour constater que la mobilisation opérée par le capitalisme effréné est en train de détruire les dernières enclaves de vie réussie dans sa localité.

Quel est le rôle de la guerre dans ce monde post-historique ? Va-t-elle disparaître avec les nations et les peuples ou va-t-on, au contraire, vers un monde livré aux guerres perpétuelles entre communities ?

Les peuples ne disparaissent pas, et ils ne peuvent pas disparaître - pour la simple raison qu'ils représentent la plus importante unité collective de survie. Il est vrai que de nouvelles unités de survie sont apparues et que d'autres apparaîtront. Mais je pense à ces étonnants Français qui ont voté avec une obstination souveraine contre la Constitution européenne ! Ils ont montré que la France actuelle est une unité politique dominée par l'exophobie. Elle craint sa dissolution dans une unité supérieure, mais cette dissolution a déjà partiellement eu lieu - l'unité de survie opérationnelle de la France n'est plus la France elle-même, mais cette Europe dont on ne voulait pas.

« Le palais de cristal » est né du besoin de recréer un « plafond ». Tant qu'il y a des gens et des peuples à la porte, ce plafond est plutôt incertain, fracturé. Mais si le palais de cristal est l'horizon indépassable de l'humanité tout entière, peut-on dire que nous revenons à l'ère prémoderne ?

Vous touchez au point névralgique du monde actuel. Une chose est absolument sûre - il va falloir transformer notre méga-architecture du bien-être, du confort et de la sécurité interne pour inclure le plus grand nombre de ceux qui veulent y entrer. Dire cela revient à désigner le front principal sur lequel se joueront les conflits politiques et moraux du siècle à venir. La prémodernité, autrement dit la diaspora des groupes humains sur une Terre où pratiquement personne n'était obligé de prendre acte de la coexistence des autres, est à jamais perdue. Aujourd'hui, on est condamné à reconnaître la présence des autres. Un retour postmoderne à la prémodernité ne serait possible que dans un monde utopique où l'on aurait retrouvé le droit d'oublier innocemment les autres parce que tout le monde serait capable de résoudre ses propres problèmes. Ce serait la voie vers une rechute heureuse dans l'interignorance.

L'avenir appartient aux « approuveurs ». Et le monde, selon vous, appartient à l'avenir. Les pessimistes, dites-vous, sont les mutins potentiels et réels du projet de modernité, autrement dit les seuls dissidents. D'ailleurs, on les dénigre comme « hommes du passé ». Sont-ils une survivance presque révolue ?

Disons plutôt que les Temps modernes appartiennent aux médias et que les médias appartiennent aux optimocrates, cela depuis un quart de siècle - après une belle période de sévère pessimocratie. Dans un premier temps, cette situation a permis de dissoudre l'alliance contre nature entre l'intelligence et la mauvaise humeur qui régnait sur la vie intellectuelle des Européens de l'Ouest depuis 1945 - une alliance très motivée, parfois sublime, bien sûr, comme chez Benjamin et Adorno, mais tout de même contre nature. Après le divorce, notre monde a changé. La mauvaise humeur ne peut plus vendre ses généralisations symboliques - aussi connues sous des noms de marque tels que « dissidence », « militantisme » ou « théorie critique » - comme des vérités souveraines auxquelles ne pouvaient se soustraire que les positivistes à penchants criminels. La situation postcritique a ceci de salubre qu'elle condamne les chouans du pessimisme à réorganiser leur résistance. La mission de l'intelligence française contemporaine sera peut-être de fournir à un monde étonné le modèle d'une chouannerie de gauche. Les « hommes du passé » sont parfois des auteurs qui sacrifient leur réputation pour préparer une pensée moralement moins confortable, une pensée qui s'expose à une réalité totalement paradoxale et multiple.

Dans « Le palais de cristal », le fait d'être un humain se mesure au pouvoir d'achat. Cela signifie-t-il que le capitalisme a réussi ce que les totalitarismes avaient échoué à réaliser : la création d'un homme nouveau ?

Pendant toute l'histoire des civilisations spirituelles, on a commis l'erreur de chercher l'homme nouveau vers le haut. Aujourd'hui, on assiste à une expérience aussi inouïe que plausible : la culture des masses nous livre la preuve que l'homme possède le potentiel de dépasser l'homme vers le bas, et cela, à ce qu'il paraît, infiniment. L'homme nouveau postspirituel est le maximisateur du métabolisme à tous les niveaux possibles de la consommation - ce que les futurologues ont appelé le « prosommateur » parce qu'il produit en consommant.

Ségolène Royal a baptisé son site Internet Désirs d'avenir... Elle a dû vous lire. Que vous inspire son triomphe ?

Commençons par le constat que normalement les sirènes chantent en duo, assises sur un rocher entouré des squelettes des marins qui avaient cru à leurs promesses. On affirmait souvent que leurs voix étaient stridentes. Et pourtant, les textes de leurs chants, toujours adaptés aux besoins des voyageurs, passaient pour irrésistibles. Mme Royal a remplacé le rocher par un pupitre d'orateur et préfère le solo : sa voix montre un entraînement efficace dans les grandes écoles du bel canto politique, mais la technique du chant et sa composition n'ont pas changé - on chante dans l'oreille de l'Autre, on compose ce que les marins épuisés veulent entendre. Première démonstration d'un procédé qu'on appelle, dans nos temps modernes, le talent médiatique. N'oublions pas que l'essence du désir est un vouloir-entendre. Nous autres Allemands possédons un peu plus d'expérience en cette matière - après sept ans du gouvernement Schröder-Fischer, un duo de sirènes barytones, rompues à tous les arts de la promesse intenable. Cela dit, je ne pense pas que Mme Royal lise mes livres. Elle lirait avec plus de profit le livre d'Alain Badiou sur saint Paul. Ce penseur analytiquement doué et politiquement incorrigible, ce Perceval vieilli du maoïsme, vient de se convertir à saint Paul. Est-ce un miracle ? Pas du tout. Badiou a finalement découvert le principe du gauchisme pur, le jacobinisme au fond du christianisme, le militantisme au fond du monothéisme. Et après ? On peut laisser tomber le contenu chrétien pour garder la forme militante ! C'est exactement ce qui se passe sur la scène gauche de la France d'aujourd'hui. Le formalisme (avenirisme, devenirisme, désirisme) est prêt à prendre le pouvoir. La gauche la plus molle rejoint la gauche la plus dure - inévitablement sous le signe d'une promesse dont le vide garantit le succès
Peter Sloterdijk

1947 : naissance à Karlsruhe. Etudes en littérature, histoire et philosophie à Hambourg.

1974 : doctorat en philosophie sur la philosophie de l'autobiographie.

1983 : « Critique de la raison cynique » (Christian Bourgois).

1990 : séjours en Inde.

1999 : la conférence sur les « Règles pour le parc humain » (Mille et Une Nuits, 2000) déclenche un scandale en Allemagne.

2001 : nommé recteur de l'académie des Beaux-Arts de Karlsruhe.

2002 : succède à Marcel Reich-Ranicki comme concepteur de l'émission mensuelle de la ZDF, « Quartet philosophique ».

2006 : parution en Allemagne de « Zorn und Zeit » (« Colère ettemps » ), Surhkamp, traduction à paraître en septembre 2007 (Maren Sell).

5 commentaires:

  1. Hé hé... Ma parole, on tous les deux un avatar sorti de l'imaginaire de Lynch!

    Un Noël ma foi studieux!!

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  2. T'as pas honte un mec qui a tué sa femme (Blake)!

    Et dire que Bob c'était juste un décorateur!!!

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  3. Bob traîne dans le 15ème à Paris, un bar qui s'appelle l'Inattendu.
    Je vous jure c'est son sosie. Flippant !

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  4. Oui j'ai vu ça tout à l'heure...Censure de Descoings???

    Le sosie de Bob dans le XVe??? J'arrive...

    Sinon quelqu'un connaît le troquet basque dans le XVe dans lequel trainait Muray??

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  5. Oui ! C'est près du Parc Georges Brassens. Très bon d'ailleurs !
    Je me souviens plus du nom par contre.

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