12 novembre 2006

Actuel Orwell


La (re)publication de l'essai de Simon Leys Orwell ou l'horreur de la politique (Plon) sur le plus grand penseur politique anglais depuis Swift constitue un évenement.

Une oeuvre essentielle et complémentaire à la lecture de la magistrale biographie de Bernard Crick (George Orwell, une vie chez Climats), des deux essais de Jean-Claude Michéa sur cet anarchiste conservateur inventeur de la common decency (Orwell éducateur et Orwell anarchist tory toujours chez Climats) et bien sûr de l'ensemble des écrits du maître (édités chez Ivrea/L'encyclopédie des nuisances) pour comprendre l'immense apport de l'écrivain anglais au XXe siècle mais aussi pour celui d'après.



Entrevue du Figaro Littéraire du père Sébastien Lapaque avec le grand sinologue belge, à méditer.


Une lecture de l'auteur de «1984» par l'un de ses plus brillants commentateurs.

Fraîchement débarqué de La Rieuse, un patrouilleur de la Marine nationale à bord duquel il a navigué à l'occasion d'une mission de trois semaines à Madagascar et dans les îles Éparses du canal du Mozambique, l'auteur des Habits neufs du président Mao a répondu, depuis l'île de la Réunion, à quelques questions concernant un écrivain qui n'a pas cessé de l'accompagner, plus de vingt ans après la publication de son maître essai.





Le Figaro LITTÉRAIRE. - Lorsqu'ils évoquent le phénomène totalitaire, les philosophes de télévision font grand cas de l'oeuvre d'Hannah Arendt. Faut-il y voir une manoeuvre d'évitement de celle de George Orwell ?

Simon LEYS. - N'étant pas exposé aux « philosophes de télévision », je suis mal placé pour commenter. D'Hannah Arendt, je ne connais guère que le Système totalitaire. Comme elle y soulignait l'identité profonde entre nazisme et stalinisme, je vois mal comment on pourrait se servir d'elle pour évacuer George Orwell. Et il y a un propos d'Arendt qui me frappe particulièrement : « Le mensonge est plus fort que la vérité, car il comble l'attente. » C'est une phrase qu'Orwell aurait pu signer, il me semble.





« Au XXIe siècle, écriviez-vous en 1984, il faut souhaiter que l'évolution politique et la marche des événements auront finalement réussi à faire d'Orwell un écrivain définitivement dépassé. » Sentiez-vous déjà que c'était un voeu pieux ?


Orwell dépassé ? Il s'agit effectivement d'une figure de style. Le jour où Orwell sera « dépassé », on vivra dans un futur monde idéal, et, à ce moment-là, les courageux propos des gens intègres et des esprits lucides ne seront sans doute plus que des lieux communs.





L'oeuvre d'Orwell est souvent réduite à 1984. À l'exception de La Ferme des animaux et d'Hommage à la Catalogne, le reste est occulté. Quels sont ses livres « oubliés » qui vous touchent le plus ?


Down and out in Paris and London (1) avait été précédé de diverses tentatives littéraires (avortées ou disparues). Orwell a mis du temps pour trouver sa voie et sa voix, mais, dans ce premier livre publié (malgré certaines maladresses de composition), sa personnalité s'affirme de façon magistrale. Coming up for Air (2) - le dernier de ses quatre romans « conventionnels » (écrit juste à la veille de la Seconde Guerre mondiale) -, on le relit maintenant moins comme un roman (Orwell n'est pas vraiment romancier, c'est un essayiste imaginatif) que comme une superbe dénonciation des maux qui affligent aujourd'hui notre société, empoisonnée par le fast-food, abrutie par la publicité, asphyxiée par la surpopulation et dévastée par les promoteurs immobiliers... Enfin, tout son journalisme (3) : comme Chesterton et comme Bernanos (autres écrivains de génie qui ont montré quel art le journalisme peut et doit être), Orwell a semé des perles un peu partout ; là, il faut donc tout lire, ce n'est pas une obligation, c'est un régal.


George Orwell se présentait comme un « anarchiste conservateur ». D'autres ont évoqué un « patriote subversif et anticonformiste ». Ce sens dialectique de la contradiction est-il ce qu'il peut nous apporter de meilleur ?


Chez Orwell, la qualité qui frappe le plus, c'est l'originalité. La vraie originalité, c'est le fait d'un homme qui, ayant d'abord réussi à devenir lui-même, n'a plus qu'à écrire naturellement. L'originalité échappe invinciblement à qui la poursuit pour elle-même, ne trouvant que la fausse originalité - cette lèpre qui ronge les lettres... Or un homme vrai ne saurait se réduire à des simplifications abstraites, à des définitions à sens unique (gauche, droite, progressiste, réactionnaire) ; c'est un noeud naturel de contradictions, un vivant paradoxe, comme Orwell l'a bien suggéré en se décrivant lui-même comme un « anarchiste conservateur ».





Si un écrivain s'employait à composer une suite contemporaine à 1984, que devrait-il modifier par rapport à son modèle ?


Orwell a explicitement récusé une façon de lire 1984 comme une description d'événements à venir. Il a lui-même défini son livre comme une « satire », développant les implications logiques de la prémisse totalitaire. Il serait donc vain d'essayer de mettre 1984 à jour. Anthony Burgess a jadis commis un 1985 qui montrait seulement sa profonde incompréhension du livre. Le vrai maître d'Orwell, c'est Swift, qu'il lisait et relisait sans se lasser. Comment concevoir une révision des Voyages de Gulliver ? À la lecture d'une intéressante interview que le professeur Jacques Le Goff vient de donner au Point (n° 1777, 5 octobre), je suis frappé par cette remarque qu'exprime le grand historien en passant : « Je déteste un livre comme 1984 d'Orwell à cause de sa non-insertion dans l'histoire. » Mais, précisément, c'est là le sujet même dont traite Orwell. Car le totalitarisme en action, c'est la négation de l'histoire - à tout le moins, sa suspension effective et délibérée. Orwell en eut la première intuition lors de la guerre d'Espagne ; et l'on peut voir dans la révélation qu'il eut alors comme le premier germe de1984. Il en fit la réflexion à Arthur Koestler, qui avait partagé cette même expérience : « L'Histoire s'est arrêtée en 1936. » Ainsi, la propagande stalinienne effaça toutes traces de batailles gagnées par les républicains lorsqu'il s'agissait de milices anarchistes et inventa de grandes victoires communistes là où nul combat n'avait été livré. Dans la presse communiste, l'expérience du front qu'avaient vécue Orwell et ses camarades se trouva frappée de totale irréalité. L'exercice du pouvoir totalitaire ne peut tolérer l'existence d'une réalité historique.


(1) Dans la dèche à Paris et à Londres,10/18. (2) Un peu d'air frais, 10/18. (3) Essais, articles, lettres (1920-1950), 4 volumes, Éditions Ivrea/Éditions de l'Encyclopédie des nuisances. Les mêmes éditeurs ont également publié deux volumes d'essais choisis, «Dans le ventre de la baleine», 1931-1944 (348 p., 12 eur) et «Tels étaient nos plaisirs», 1944-1949 (312 p., 12 eur).



3 commentaires:

  1. Comme dirait notre sociologue de comptoir préféré, les philosophes TV adorent Arendt car elle a théorisé l'obligatoire attrait pour le fascisme du peuple Et comme nos intellos méprisent le peuple ils se reconnaissent bien en elle.ILs s'appuient d'ailleurs sur elle pour nier le droit à l'expression d'une pensée autre que celle qu'ils jugent bon (traité Constitution européenne, mondialisation...)le tout évidemment au nom de la démocratie éclairée.

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  2. Personne ne connait Arendt, et le peuple ne méprise pas ses intellos : il les déteste.
    Sans compter cela, cette première question est stupide.
    et Simon Leys, son analyse de 84, qu'il se la mette dans l'cul.
    l'Histoire est niée oui dans sa réalité passée, mais pas dans son énorme potentiel propagandesque.

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  3. Je tenais à dire que je n'aime pas le roman 1984.

    Voilà...

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