21 septembre 2006

Le Buddha de Glace



En novembre 1920, les restes de l’armée blanche impériale russe, commandée par le général Wrangel, poussaient leur chant du cygne en évacuant Sébastopol au nez et à la barbe des rouges. Les Bolcheviks pensaient avoir vaincu l’empire du tsar. Mais il reste un homme qui chevauche dans les plaines sibériennes à la tête de sa division asiatique de cavalerie. Cet homme, il n’en doute pas, peut faire levier afin de renverser le cours de l’Histoire. Pour se faire, il va ressusciter de ses mains la Horde d’Or de Gengis Khan. Il s’appelait Roman Von Ungern-Sternberg.

Né à Graz, en Autriche, le 29 décembre 1885, Roman Federovitch est le descendant d’une vieille famille germanique, mélange d’Allemands et de Hongrois, installée en Estonie depuis le XIIème siècle. Ce que l’on sait faire de mieux, dans cette maison, c’est de mourir à la guerre.


Armoiries des Unger von Sternberg


Un Ungern tombera sous les murs de Jérusalem dans l’armée de Richard Cœur de Lion, un autre, âgé de onze ans, périra lors de la croisade des enfants. Le Baron Halsa Ungern Von Sternberg fut l’un des fondateurs de l’ordre des chevaliers teutoniques et deux de ses descendants tombèrent sous les lances polonaises lorsque cet ordre disparut à la bataille de Grunwald. Heinrich Ungern, surnommé la Hache, parcourut les tournois d’Europe au XVIème siècle avant de mourir en duel à Cadix. Le baron Raoul Ungern était chevalier brigand qui opérait ses razzias entre Riga et Reval. Pierre Ungern était lui corsaire sur la Baltique. Un autre Ungern, Wilhelm, était connu au début du XVIIIème sous le pseudonyme de Frère Satan à cause de ses talents d’alchimiste. Le propre grand-père de Roman était corsaire dans l’océan Indien où il harcela la Royal Navy. Avec un tel héritage, on comprendra sans peine que le jeune Roman ne pouvait embrasser que la carrière des armes.


Roman au début de la 1er guerre mondiale


C’est ce qu’il fera en s’engageant comme cadet, et à l’âge de onze ans, au corps de marine de Saint-Pétersbourg mais lorsque la guerre avec le Japon éclate en 1904, il va s’engager, comme simple soldat dans un régiment d’infanterie afin de courir à Vladivostok. C’est un coup pour rien car il arrive à la fin des combats. Très déçu, il rentrera à la capitale afin d’entrer à l’école militaire Paul 1er d’où il sortira officier en 1908 avant de demander à être muté dans un régiment de Cosaques en Transbaïkalie. Il va attendre en vain l’arrivée d’un nouveau conflit avec l’Empire Japonais et l’ennuie de la vie de garnison le poussera à boire et à se battre en duel. Il recevra un grave coup de sabre à la tête qui, selon certains, sera la cause de l’annihilation, chez lui, de toute sphère émotionnelle.
Muté dans un régiment sur le fleuve Amour il va chevaucher seul sur 500 kilomètres de Taïga. Déjà pétri de bouddhisme grâce à son père et son grand-père, Roman, qui s’est familiarisé avec les coutumes des peuples des steppes, va, très tôt, faire de cette religion le piédestal de sa pensée, voire des lois régissant le monde.


Cossaque blanc


Cet homme intelligent et perspicace mais totalement dénué de culture, furieux au combat mais d’une timidité presque animale se désintéresse des femmes et dort sur le plancher parmi ses cosaques, mangeant comme eux à la gamelle. Bref, comme le dira de lui le général Wrangel : Les hommes de sa trempe sont inappréciables en temps de guerre et impossibles en temps de paix.


Le général Wrangel


Justement, la guerre de 1914 est déclarée. Une bénédiction pour Roman qui va servir en Galicie avec ses cosaques et où il sera plusieurs fois blessé. C’est à cette période qu’il rencontre Gregori Semenov, officier russe d’origine bouriate. Ce dernier, partira dès octobre 1917 en Transbaïkalie pour mettre sur pied le premier régiment blanc contre-révolutionnaire.


L'Ataman Semenov


Ungern ne tardera pas à le rejoindre et l’Ataman Semonov, comme il se fait appeler, le nommera chef d’Etat-major. Roman ne va pas tarder à se rendre compte que les deux hommes n’ont pas grand-chose en commun. Alors qu’Ungern est l’homme le plus désintéressé du monde et qui, bien que baron, ne possède que son uniforme, ses armes et sa jument grise, Semenov se révèle être un brigand qui contrôle la ligne du transsibérien grâce à ses trains blindés et pille les livraisons de matériel envoyé par l’occident à l’armée blanche de l’amiral Koltchak établie à Omsk. Les Japonais ont envoyé un corps expéditionnaire de 5.000 soldats et cyniquement, ils vont apporter tout leur soutien à l’Ataman Semonov car ils souhaitent une Russie faible pour installer leur influence dans la région. Américains, Japonais et seigneurs de la guerre vont donc chacun défendre leurs petits intérêts au détriment de la cause impériale.


L'amiral Kolchak


Ungern, lui est d’une autre trempe. Sa haine du communisme le consume tout entier. Pour cet aristocrate, toute idée d’égalité entre les hommes est une hérésie et cette révolution que la conclusion du pourrissement d’un occident mercantile et corrompu. Tout cela, il le rejette sur ce qu’il appelle la Juiverie Internationale qui vise à l’anéantissement des nations et des peuples. Il croit dur comme fer aux prophéties bouddhistes relatives aux époques où devra commencer la guerre entre le bien et le mal. Ce mal c’est la révolution qui, il en est certain, donnera la prééminence aux passions viles et aux bas instincts, qui éloignera l’homme du divin et du spirituel.
Pour Ungern le seul salut possible viendra des peuplades mongoles qui elles, ont su conserver leur culture millénaire. En février 1919, il va assister à une conférence Pan-mongole à Tchita sur la création d’une Grande Mongolie, du lac Baïkal au Tibet et de la Mandchourie au Turkestan oriental. Ce projet, qui sera même présenté au congrès de Versailles, finira par être avorté par les soins de l’amiral Koltchak et les Chinois qui craignent pour l’un un découpage de la Russie, pour les autres les sentiments indépendantistes de leurs ennemis ancestraux. En octobre 1919, deux divisions de l’armée chinoise vont envahir Ourga, la capitale mongole et mettre le pays à genoux. Ils vont également arrêté Bogdo-Gegheem, le chef spirituel de l’église mongole et placer celui que son peuple appelle le Buddha Vivant en résidence surveillée dans son palais.


Le baron Ungern dans son uniforme de prince mongol



En Russie, Omsk est tombé et Koltchak est exécuté en février 1920. L’armée rouge peut à présent déferler à l’Est, plus rien ne l’arrête. Semenov, le dos au mur, va proposer aux rouges de rejoindre leurs rangs. Méfiant, il finira par s’exiler en Mandchourie où il sera arrêté par l’armée soviétique en 1945 puis pendu sur la place rouge l’année suivante.
Ungern lui, n’est pas homme à renoncer. Ecoeuré par l’attitude sans honneur de Semenov, il va rassembler une cavalerie cosmopolite composée de Russes, de Bachkirs, de Bouriates, de Tatars, de Cosaques et la faire galoper vers la frontière mongole. Il veut rallier Ourga pour en y faire renaître le grand élan salvateur de la race jaune. La première charge de ce que l’on va désormais appeler la Division Asiatique de Cavalerie va être dispersée par les mitrailleuses chinoises.

Le baron et ses hommes vont prendre le maquis dans les montagnes environnantes et lancer une véritable guérilla des nerfs durant l’hiver 1920-21. Toutes les nuits, il fait allumer des feux sur la ligne d’horizon, faisant ainsi croire aux Chinois qu’il ne cesse de recevoir des renforts. Les espions qu’ils envoient en ville font courir le bruit qu’il est la réincarnation du Dieu de la Guerre, ce dieu qui, selon une vieille légende, reviendra sur terre libérer les Mongols du joug Chinois. Et cela va marcher. Des centaines de Tibétains résidant à Ourga vont rejoindre l’armée du baron. Avec eux, le 31 janvier 1921, Ungern va investir le palais de Bogdo-Gegheen, situé en dehors de la ville, et l’enlever malgré la garnison chinoise qui monte la garde. Le coup va faire trembler les murs de la ville.

Le 2 février, Ungern lance sa horde gonflée à bloc sur la ville, leur promettant trois jours de pillage mais la peine de mort s’ils franchissent le seuil des temples. La défaite est inconcevable car les cavaliers n’ont plus rien à manger. Aussi vont-ils se battre comme des tigres. A l’aube, les rues de la ville sont envahies par une meute hurlante composée de près de deux mille centaures assoiffés de sang. Les Chinois ont juste le temps d’armer leurs mitrailleuses qu’ils sont aussitôt criblés de balles et de flèches avant d’être décapités par les lames courbes des sabres. Ungern est en tête de sa cavalerie, les rênes entre les dents, le Mauser dans une main, le sabre dans l’autre et son chapelet bouddhiste au ceinturon. Il est vêtu du manteau couleur cerise des princes mongols sur lequel il a accroché ses épaulettes de général russe et sa croix de Saint Georges. Débordée, l’armée chinoise lâche prise et reflue en désordre vers le sud, la queue de cette pathétique colonne étant impitoyablement sabrée. Le pire est à venir car la ville va connaître les trois jours les plus noirs de son histoire.

C’est d’abord la minuscule communauté juive d’Ourga qui va en faire les frais. Ces membres, quelque soit leur âge ou leur sexe, vont être torturé par le fer et le feu puis jetés encore vivants en pâtures aux chiens mongols. Ensuite leurs corps décapités formeront un tas informe avec ceux des Chinois. Les têtes tranchées sont jetées devant les bottes du Baron Ungern qui, comme à son habitude, ne manifeste aucune émotion devant le terrible carnage. Les boutiques chinoises sont mises à sacs et incendiées. Partout ce n’est que viols, pillages et exécutions sommaires. On tue même quelques russes blancs arrivés là on ne sait comment. La horde est bientôt soûle et redouble de férocité. Les Chinois barricadés dans leur maison et souhaitant monnayer chèrement leur vie y seront brûlés vifs. Des chiens repus grignotent ici ou là un membre sectionné. Une fois ces trois jours terminés, les corps des personnes exécutées ne sont pas rendus à leur famille mais entassés dans un macabre dépotoir, au bord de la Selba, où les vautours feront un festin. Ungern gagnera son célèbre surnom de baron sanglant.

Roman va charger un ancien séide de Semonov, le colonel Sipaïlof, de la sécurité de la ville. Cet homme personne ne l’aime, pas même le baron, mais Ungern a besoin de soldats féroces de cette trempe pour se charger des basses besognes. Sipaïlof, surnommé l’étrangleur, va faire régner la terreur à Ourga et parmi les autres officiers de la division.

Bogdo-Gegheen est couronné empereur divin le 22 février et il récompensera Roman en lui accordant la main d’une princesse mongole, le titre de Khan et la dignité de grand Bator.
Reste à en finir avec les Chinois qui, vexés, veulent reprendre Ourga. Ils envoient une armée de 10.000 soldats équipés de canons et de mitrailleuses mais leur colonne est trop étendue et la division asiatique, qui les attaquera sur des points isolés, va les massacrer, brisant ainsi le joug chinois sur le cou du peuple mongol.

Ungern Kahn, comme l’appellent à présent les Mongols, peut être content, son empire asiatique prend forme. Il souhaite à présent lever de terre la Horde d’Or de Gengis Khan qui après avoir écrasé les bolcheviks, chevauchera à l’Ouest et fera tomber l’occident corrompu par l’argent pour asseoir leur empire bouddhiste universel. Mais d’abord il veut unifier, sous l’autorité spirituelle de Bagdo-Gegheen toutes les terres habitées par des peuples de souche mongole et créer une fédération d’Asie Centrale comprenant le Tibet. Son but étant de restaurer les monarchies sur toute la terre, il veut commencer par remettre la dynastie des Quing sur le trône de Chine. Ensuite, il compte s’allier avec le Japon afin de constituer une coalition de la race jaune pour s’occuper d’abord de la Russie puis de l’Occident. Ungern rêve éveillé mais comme il le dira lui-même : un homme ne peut changer de rêve pas plus qu’il ne peut changer de peau.

Comme tous les rêveurs, la réalité va vite le rattraper. Les Soviétiques vont le prendre à son propre jeu en créant, en mars 1921, un gouvernement mongol révolutionnaire. Les massacres du Baron lui ayant inévitablement attirés la méfiance des Mongols, ce gouvernement, qui appelle à une alliance pour chasser Ungern du pays, saura se faire entendre par la population locale. La réponse du baron sera simple : la guerre.

Il rassemblera sa division, forte à présent de 6.000 cavaliers, et la mènera au Nord en mai 1921 afin de chasser les Bolcheviks de Transbaïkalie et consolider son empire mongol. Troski lui, va aligner 75.000 gardes rouges équipés d’automitrailleuses et d’armements lourds. Ungern va donc faire le Cosaque en jouant de la mobilité de sa division, harcelant les arrières de l’ennemi ou ses isolés, étant à la fois partout et nulle part. Mais le revers de la médaille est que ces manœuvres tactiques sont épuisantes pour ses cavaliers qui commencent à se plaindre à haute voix. Ils savent qu’ils ne peuvent vaincre et souhaitent faire retraite vers la Mandchourie. Ungern, qui entre dans une fureur sans nom ne veut pas en entendre parler. Après avoir remonté toute sa colonne en cravachant chaque homme osant le regarder dans les yeux, il décidera de prendre la route du Tibet afin de se ranger sous les ordres du Dalaï-Lama. Pour ce faire, il faudra traverser le désert de Gobi ce qui, à cette époque de l’année, équivaut à un suicide en règle.

Ses officiers commencent à parler dans son dos et à la mi-août, ils tentent de l’assassiner. Ungern va essuyer une dizaine de coups de feu sans être touché avant de s’enfuir seul, en pleine nuit, au grand galop de sa jument grise. Cela ne surpris pas les Mongols qui disaient qu’aucune balle ne pouvait le tuer, qu’elles se prenaient dans les plis de son manteau et qu’il n’avait qu’à les secouer pour les faire tomber.

Ungern fut retrouvé endormi quelques jours plus tard par une poignée de cavaliers mongols. Ces derniers, qui n’oseront le tuer car ne l’oublions pas, il est la réincarnation d’un dieu bouddhiste de la guerre, se contenteront de le ligoter et de le laisser ainsi sous un arbre. C’est dans cette position qu’il sera cueilli par l’armée rouge.

Dernier général blanc en arme, Ungern est un inestimable trophée que les Rouges vont exhiber dans toutes les villes bordant la ligne du transsibérien. Il arrivera à Novossibirsk le 15 septembre 1921 où un tribunal spécial a été rassemblé afin de le juger. On l’accuse d’avoir nouées des activités avec Tokyo pour créer un état centrasiatique, d’être entré en lutte armée contre le pouvoir soviétique pour restaurer la monarchie des Romanov et d’avoir perpétré atrocités et actes de terreur. Il ne fut pas prolixe durant son procès, le 18 septembre, affirmant à ses juges qu’il n’avait rien à leur dire. Lorsque l’un d’entre eux lui demanda ce que sa famille avait fait pour la Russie, il répondit, laconique : 72 tués à la guerre.


Croix de Saint Georges


Reconnu coupable de tous les chefs d’accusation, il est fusillé dans un bois le jour même de son procès et enterré sur place. Peu avant il avait mis en morceau puis avalé sa croix de saint Georges pour que les Bolcheviks ne mettent pas les mains dessus.

4 commentaires:

  1. Désolé c'est très long je sais mais le personnage ne peut être réduit à quelques lignes.

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  2. Et voici le baron Ungern, décidemment en ce moment tu nous gates.
    Découvert pour ma part dans Corto Maltese
    avant de lire "Bêtes, hommes et dieux" de Ferdynand Ossendowski.

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  3. A lire aussi, le bouquin de feu Mabire, qui ne manque pas de détails sur la dérive psychopathe du personnage et de certains de ses sbires !

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  4. A lire surtout Le Baron Ungern, Khan des Steppes de Léonid Youzefovitch aux éditions Des Syrtes. Et bien sûr le Corto Maltese en Sibérie d'Hugo Pratt.

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