3 février 2022

Grand spectacle

Tout le monde fait mine de ne pas l'avoir remarqué, mais l'expérience du cinéma s'est discrètement retirée des possibilités offertes : il devient impossible, d'année en année, de se procurer la sensation particulière que l'on trouvait quand la salle de cinéma était encore une simple salle, les fauteuils de simples fauteuils non pourvus de bacs à pop-corn, quand la programmation était autre chose qu'un événement permanent de sorties "blockbuster" et leur cortège de remake-prequel-sequel-spin-off-crossover-reboot à rentabiliser les deux premières semaines, ou encore que le public cinéphile n'était pas cette anthropologie nouvelle venue chercher tout autre chose que du cinéma.

Le tout mis ensemble ôte jusqu'à l'envie de jeter un oeil à l'affiche pour vérifier s'il n'y aurait pas, au milieu de tout cela, quelque chose qui soit fait pour nous. Ou bien ma capacité d'émerveillement s'use avec l'âge, ou bien la salle obscure est objectivement devenue une salle d'obscurs abrutis autour de qui toute l'industrie du cinéma s'est reconfigurée. Le guichet est devenu supermarché, les mufles arrivent à la séance les bras emplis de friandises à bouffer, mâcher, lécher, siruper, grignoter, froisser, déchirer, suçoter... Les fauteuils sont conçus pour leur aise et non la mienne : larges et vautrés, finalement accessoires par rapport à l'accoudoir qui est le vrai objet et qui doit permettre d'entreposer le seau à pop-corn ou à Coca-Cola le plus gros.

De fait, tout a été fait pour évaporer l'atmosphère fauteuils rouges et salle obscure. Dans le complexe cinématographique, le public ne ressent plus face à l'écran aucun devoir de révérence. Multi-abonné aux cartes ciné et plateformes Netflix, il ne voit plus rien d'exceptionnel ni de rituel à se rendre au cinéma : cela s'inscrit dans la continuité multi-screen responsive de sa customer journey. Le film de cinéma est pour lui une vidéo comme une autre, sommée de soutenir son attention aussi habilement que le sketch qu'il a regardé juste avant sur tablette dans le métro, et que la série qu'il regardera ce soir sur son ordinateur de genoux allongé dans son lit. Les nouveaux cinéphiles se rendent au cinéma aussi négligemment qu'ils rejoignent une réunion sur Teams : comme s'ils étaient chez eux, ils parlent entre eux à voix haute et ne se taisent pas avec l'extinction des lumières, ils continuent bien après les bandes-annonces qu'ils estiment avoir déjà vues, après même que le film ait commencé, jusqu'à temps que le premier personnage donne la première réplique. Ils ne voient absolument rien d'extraordinaire à ce que ce divertissement à plusieurs millions de dollars ait fait appel, pour leurs beaux yeux, aux dernières prouesses de la technique et aux limites extrêmes de la technologie, et qu'il arrive jusqu'à eux, qu'il ait engagé tant d'efforts dans le seul but de leur faire passer deux heures sans regarder leur téléphone. Leur gratitude tient déjà toute entière dans le fait de ne pas l'avoir téléchargé.

23 janvier 2022

Deux cents ans d'avance

 


Il y a quelques années de cela, un ami intelligent me fit une remarque qui me sidéra et me fit douter non pas de son intelligence, mais du fait que nous vivions, lui et moi, dans le même monde. Autour d’un Mercurey, nous parlions cinéma. De fil en aiguille, nous en arrivâmes au stade de l’échange de films. Il commença à égrener les titres, cliquant ici ou là quand l’un d’entre eux soulevait son intérêt. Après quelques clics, je l’entendis prononcer cette phrase : mais… mais, tu regardes des films en noir et blanc ? Il n’avait jamais envisagé qu’une telle chose fût possible. Pour cet innocent, tout le patrimoine cinématographique en noir et blanc équivalait exactement à rien, il le voyait comme une ménagère suréquipée considère un vieux lavoir de village décoré de géraniums par la municipalité, et compissé régulièrement par les chiens. 

6 janvier 2022

Boomers de 2ème génération

En classe, on nous enseignait que le “babyboum” était ce phénomène démographique qui avait vu pousser, en même temps que les bâtiments neufs en béton normé d'après-guerre, une palanquée de Français sous la houlette de responsables politiques qui croyaient encore, à cette époque, que ces gens valaient bien les millions de mètres cube de goudron, d’autoroutes, d’hypermarchés, de centrales nucléaires, que l’on coulait pour eux. On nous enseignait aussi que ces gens avaient, comme aucune génération avant eux, grandi dans le plein emploi, la cage de l’ascenseur social, l’accès facile à la propriété, durant trente années d'une alliance glorieuse entre croissance, loisirs et transgression morale. 

Chacun pouvait de plus compléter cet enseignement par lui-même, par le constat de ses yeux que ces gens, arrivés aux plus hauts étages de la pyramide économique, sociale et médiatique, jouissaient d’une forme de jeunesse éternelle : celle des idées qui les avaient portées ici. Ouverture, Liberté, Générosité de l’Etat-Providence, Irrévérence intellectuelle, Accueil de l’Autre avec un grand A et avec toute sa smala... Quant à eux ils se marièrent de moins en moins et n’eurent que peu d’enfants, mais ils constituèrent pour leurs vieux jours un joli pécule composé d’une rente locative, d’une maison dans les Cévennes et du cumul de toutes leurs annuités. 

En 2019, l’irruption de l’expression “OK boomer”, désormais célèbre, fit revisiter le concept. Remise à l’heure de la pendule : le portrait du babyboumeur fut agrémenté et complété. Il n’était plus seulement un petit veinard passé entre les gouttes, passé entre les guerres, un gentil mariole parvenu à être en même temps fumeur de spliff et cadre d’entreprise ; il devenait aussi, accessoirement, le légataire d’une planète jonchée de déchets, d’une dette publique record, d’un chômage endémique, d’une immigration bas-de-gamme et revêche, d’un sinistre éducatif incontestable, d’une société du Spectacle désolant - le tout sans se sentir désolé le moins du monde. Bien au contraire, il avait conservé tout l’aplomb pour professer ce qu’il convenait de faire et de penser, et n’en distribuait pas moins les bons et mauvais points à ses aïeux, ses descendants et ses contemporains. OK Boomer. 


Quand le Sage montre le Doigt, l'Imbécile regarde la Lune.

Ce bilan du boomer avait lieu parce qu’alors on pensait que l’heure des comptes était venue, que celui-ci avait fait tout le mal qu’il pouvait faire... Mais ça c’était avant le monde d’après : on ne pouvait pas deviner qu'il nous réservait encore un pangolin de sa chienne, qu'il planifiait un dernier hold-up avant la cavale. On ne savait pas encore qu’il exigerait l’arrêt net de l’économie du pays un trimestre entier, le masque sur 70 millions de bouches (“et le nez, et le nez !” trépignait Attali) en intérieur, en extérieur, à l’école maternelle, à Pâques et à Noël, cumulé ou non avec l’assignation à résidence, le vaccin expérimental en premier lieu à ceux qui ne craignent rien, sous peine de déchéance citoyenne ou scolaire. Les femmes et les enfants d’abord ? Oui, tout ce qui pourra empêcher que Boomer parte un an plus tôt que ce que l’INSEE lui a prédit. Pas de raison de supporter seul une mise en quarantaine. C’est que Boomer veut retourner au restaurant sans le masque, le plus tôt possible. Et ce ne sont pas les autres qui vont l’en empêcher ! Il y a des choses qui n’ont pas de prix. Pour le reste il y a Mastercard. 

28 novembre 2021

Le son du jour qui transforme la vulgarité en or

Dans ses dernières années, Johnny Cash s'est fait une spécialité de reprendre plusieurs tubes de "variété internationale" pour leur donner une autre patine. Son travail ressemble à celui d'un restaurateur qui enlèverait à un objet d'artisanat la boue et la rouille de la modernité qui recouvrait ses formes. Il y a comme cela des cas où l'interprète, sous la modestie de son arrangement, se fait créateur à la place du créateur. On peut se plaire à penser que ce soit volontairement et avec cette mission en tête, que le grand Johnny Cash ait entrepris ce genre d'orfèvreries.



1 octobre 2021

Anachorisme


On connaît l’anachronisme, ce détail incohérent situé à une époque historique où il ne devrait pas être. Mais il n’y a pas de mot ou presque pour désigner son pendant géographique : l’incongruité spatiale, la chose qui pour le dire simplement, n'a rien à faire ici ! 

Il y a pourtant “anachorisme”, du grec khora qui signifie endroit ou espace. Le mot n'existe pas vraiment bien qu’on en trouve l’occurrence dans un ouvrage publié en 1987 : La notion d’anachorisme en géographie. Une fleur qui pousse sous un climat qui n’est pas le sien est un anachorisme, comme le serait un panda au Sénégal. Des sushis à la carte d’un menu chinois, un Jeff Koons trônant au milieu de la Galerie des glaces... sont des anachorismes, de type culturel ou civilisationnel, ceux-là. 

Le meilleur exemple pour saisir la notion d’anachorisme culturel est le cas Johnny Hallyday. Chanteur français issu de la vague “yé-yé” (mouvement anachorique par excellence), Johnny Hallyday alias Jean-Philippe Smet aura passé une existence entière en déphasage total avec sa géographie naturelle. Sa vie, son œuvre, son pseudonyme, sa passion pour les motos Harley ou les carrosseries aux portières peintes de flammes orange, son goût pour les débardeurs noirs imprimés de coyotes hurlant à la lune... Tout en lui relevait de l’anomalie géo-culturelle. Johnny en tant que phénomène, n’avait aucune raison de se produire là où il s’est produit et toutes les raisons de se produire ailleurs. 

Si l’exemple est probant, c’est aussi par sa synchronicité parfaite avec la phase historique qui a diffusé la première les anachorismes culturels. À savoir le plan Marshall ou l'investissement massif des Etats-Unis après 1945 pour la domination culturelle de l’Europe occidentale. Comme les chewing-gums et les cigarettes Lucky Strike, Johnny est un produit d’import, un effet secondaire du soft power américain débarqué sur notre sol pour équiper les foyers français, à la suite des GI, des frigidaires et des machines à laver. Si fantaisiste qu’il paraisse, l’anachorisme culturel n’est jamais gratuit ni spontané. 

13 juillet 2021

Le son du jour qui n'a pas "trop de notes".

 

Bertrand Burgalat a sorti son dernier album il y a quelques semaines : Rêve capital. Un album hautement recommandable dont voici le morceau le plus étonnant, le plus exigeant et peut-être le plus beau. Quand le dépouillement d'une note de piano plantée sur le temps construit une sophistication paradoxale.

Cette chanson n'illustre d'ailleurs pas particulièrement cet album, qui est beaucoup plus "luxuriant". On y remarque des pépites (Vous êtes ici, Correspondance), la belle harmonisation des cuivres (l'Attente) et, comme toujours chez Burgalat, l'élégance de la légèreté portée sur un monde inquiétant (E pericoloso sporgesi). 

Conseil d'écoute : plusieurs fois. Burgalat produit une musique qui se ré-écoute (comme certains plats, qui sont meilleurs le lendemain, après qu'une seconde cuisson en révèle plus franchement les qualités).